AU SUJET DU DOSSIER LEHNERT PUBLIE PAR LE MENSUEL "LE COURRIER DE L'ATLAS"
Dans son
numéro du mois
d'avril 2009, le mensuel "Le Courrier de l'Atlas" a
posé la
question de savoir s'il était légal,
légitime, moral,
décent ou scandaleux
d'exposer des
photos
orientalistes, et tout particulièrement les photos de nus de
Lehnert
& Landrock, mettant notamment en question "le consentement
éclairé des modèles".
Cette question est
née de
la visite par la rédaction de l'exposition "Controverses"
qui
propose une rétrospective des photographies qui
ont posé "problème" ou
créé
"scandale", en particulier en matière de droit à
l'image
et de représentations d'enfants très jeunes. On
pouvait
aussi y voir la photographie de Lehnert
réutilisée pour
figurer le prophète Mahomet sur des posters iraniens.
Ce faisant, "Le
Courrier de
l'Atlas" constatait que "le zèle de la censure"
épargnait en France, curieusement, les
photographies
orientalistes, ouvrant donc un débat pour mettre
fin
à ce qu'il considére comme un consensus enfin
"discuté"ou un débat
réservé aux seuls initiés. Ce
faisant, le mensuel a aussi instruit le procés de
l'orientalisme
dans son ensemble : "Orientalisme : art, histoire ou scandale ?"
En
réponse au dossier, la rédaction du mensuel a
accepté de publier un
extrait d'une lettre que je lui ai adressé,
ainsi qu'une
réponse
d'Hamiddedine Bouali questionné dans le numéro
d'avril sur le droit à l'image des
modèles photographié(e)s et de celui
leurs possibles
héritiers.
Voici donc ce
courrier des
lecteurs paru dans le numéro de juin, avec
l'évidente invitation
à lire les articles et entretiens publiés en
avril 2009.
J'ajoute bien
sûr
à la réponse d'Hamiddedine Bouali que la
photographie
orientaliste s'est développée en Egypte bien
avant la
mise en place du protectorat britannique sur ce pays.
Sur la question centrale du "droit à l'image en question",
on
notera que la rédaction considère que je ne
réponds pas sur "le fond du problème",
lequel ne serait pourtant plus le consentement de tous "les"
modèles de Lehnert mais celui de "les (des) et surtout pas
les enfants"...
Quant au "chiffon rouge de la censure", je laisse à chacun
la
liberté de constater quel est celui qui a
souhaité
l'agiter en premier et si ma réponse a pour but
d'empêcher
que le débat se poursuive ou non.
Pour
complèter l'information sur ce dossier, voici
l'intégralité de ma lettre au Courrier de
l'Atlas
Je viens de prendre connaissance avec grand
intérêt
de votre dossier sur l’orientalisme de Rudolf Lehnert.
Je regrette, bien sûr, ne pas y trouver mention de mes
recherches
sur Lehnert & Landrock, y compris dans le dernier catalogue
publié par Nicole Canet qui apporte, me semble-t-il, des
précisions importantes sur les intentions du photographe et
sur
ses rapports avec ses modèles. On y apprend que deux
d’entre eux travaillaient aussi comme porteurs de
l'appareillage
photographique en Algérie. J’ai établi
par ailleurs
que d’autres étaient des modèles
professionnelles
qui travaillaient aussi à Tunis pour des peintres. Beaucoup
ont
travaillé pour Lehnert pendant près de dix ans,
et encore
après pour le peintre Alexandre Roubtzoff qui nous donne les
prix pour l’heure de pose. Prétendre que tous les
modèles de cette époque ne savaient pas ce
qu’était la photographie et n’avaient
aucune
rétribution pour leur travail est donc inexact. Je
n’insiste pas davantage sur la question du droit à
l’image à cette époque ni sur
l’état
des droits de l’enfance et de la femme, tant dans les
sociétés occidentales que dans les
sociétés
traditionnelles du Maghreb. Affirmer enfin que le tourisme sexuel
contemporain se nourrit du même imaginaire que celui de
l’orientalisme n’exonère pas de
reconnaître
que la prostitution n’est pas née avec la
colonisation et
qu’elle n’est pas morte depuis, en particulier au
cœur même de la médina de Tunis.
Je voudrais préciser par ailleurs, sans savoir si
j’y
arrive vraiment ou non, que j'ai toujours souhaité
m’inscrire résolument dans une démarche
de dialogue
de part et d'autre de la Méditerranée. Je suis
né
à Toulouse et, en tant que "méridional", je sais,
grâce notamment à l'histoire du Languedoc, ce que
les mots
"croisade" mais aussi "inquisition" signifient ! Depuis
l’exposition de Tunis consacrée à
Lehnert &
Landrock, que nous avions imaginée avec un ami
collectionneur
tunisien, j’ai engagé un questionnement
partagé des
plus fructueux, notamment avec Hamiddedine Bouali que vous citez dans
votre dossier. Le questionnement réciproque et respectueux,
en
effet, ne passe pas toujours par le scandale médiatique. Je
persiste aussi à penser qu’en dépit de
ses
imperfections, mon ouvrage « Tunis 1900, Lehnert &
Landrock
photographes » a inauguré,
précisément, ce questionnement sur la place
publique,
tant en France qu'en Tunisie où le livre fut
coédité et largement diffusé, et je
peux vous
assurer que celui-ci se poursuit au fur et à mesure de mes
découvertes, tant iconographiques que biographiques.
Puis-je préciser que mon travail est en effet né
du
constat accablant que le travail sur ces photographies a
été scandaleusement négligé
tant par les
deux premiers livres d’art qui leur ont
été
consacré que par les écrits de leurs premiers
procureurs
? Jamais une enquête biographique sur Rudolf Lehnert
n’avait été tentée, et
encore moins une
recherche sur le destin des modèles photographiés.
De ce point de vue, de même que Malek Alloula a pu
reconnaître en Jean Geiser un photographe en
Algérie que
l’on ne peut accuser de réduire la photographie
à
son « degré zéro », les plus
violents
critiques de l’œuvre de Lehnert reconnaissent du
moins en
lui un vrai photographe, peut-être d’ailleurs le
plus
dangereux parce que le plus talentueux !
Il y a bien sur des désaccords. A tort ou à
raison, je
pense que les photographies de Lehnert ne sont pas sans renseigner,
tant sur la réalité de la
société
traditionnelle maghrébine que sur des fantasmes
universellement
partagés, notamment en matière
d’érotisme.
Publier des académies orientales de Lehnert avec les plus
beaux
poèmes des auteurs berbères ou arabes, par
exemple,
n’est pas un exercice moins pertinent que de les confronter
à des images diffusées aujourd’hui par
CNN. Votre
dossier fait donc très utilement sortir le débat
d'un
cercle d' « initiés » vers une place
grand public en
rebondissant sur l’exposition « Controverses
»,
chacun pouvant apporter des réponses différentes,
tant
sur l'oeuvre que sur la nature du regard que nous portons sur elle,
sans parler de la relation entre cette oeuvre et sa diffusion. Mais, de
grâce, s’il faut expliquer au moment
d’exposer, que
l’on ne juge pas non plus avant de
s’intéresser
vraiment à l’œuvre et à son
auteur. Quant au
droit à l’image et à celui
d‘exposition, et
notamment avec les enfants les plus jeunes, je renvoie quant
à
moi chacun à ses responsabilités, notamment dans
le cadre
légal qui prend en compte, aussi, que l’oeuvre de
Lehnert
& Landrock n’est pas encore totalement dans le
domaine
public.
Mon seul souhait est que le débat ne se termine pas sur la
victoire d'une censure inquisitoriale aussi absurde qu'aveugle mais se
poursuive par le dialogue respectueux entre des esprits critiques,
éclairés et responsables.
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