LE « MOHAMED »

DE RUDOLF LEHNERT

ET

LES POSTERS IRANIENS DU PROPHETE MAHOMET

 

 

 

 

"Mohamed"

cp Lehnert & Landrock 106

 

Poster iranien représentant "Muhammad, l'envoyé de Dieu"

Collection P. et M. Centlivres (achat 2003)

 

 

L’article de Micheline Centlivres-Demont et de Pierre Centlivres (1) avait été refusé l’été dernier par plusieurs publications, dont « Le Monde des Religions ». Depuis l’affaire des caricatures danoises, la découverte des Centlivres, spécialistes suisses de l’imagerie populaire en Islam, a enfin fait quelque bruit dans la presse et sur certains blogs Internet.

De quoi s’agit-il ? Une carte postale Lehnert & Landrock, numéro 106 et légendée Mohamed, a servi de matrice à une dizaine de posters édités et commercialisés en Iran (à Téhéran et dans la ville ultra orthodoxe de Qôm) afin de représenter le Prophète Mahomet dans son adolescence. Nous avons montré avec les Centlivres que l’image de L&L appartient à ce que nous pouvons appeler un corpus minoritaire mais pédérastique. Lorsque l’on voit cette carte, comment ne pas penser en effet au Bacchus du Caravage, peintre notoirement homosexuel (Lehnert a sans nul doute pu voir les toiles du Caravage lors de son voyage en Italie en 1903, à Rome ou à Naples) et aux poèmes bachiques et pédérastiques d’Abû Nuwas et de tant d’autres poètes de Perse, d’Iran, d'Andalousie, d'Egypte et du monde musulman de l'époque classique ?

Les iraniens ont insisté sur l’origine occidentale de l’image, conservée dans un musée ou œuvre d’un moine, selon les posters. Cela afin de se dédouaner de l’interdit de représentation auquel ils se soumettent eux-mêmes, et qui de fait ne s'adresserait qu'aux seuls musulmans. Les iraniens ont aussi virilisé un peu l’image : traits légèrement durcis, épaule moins dénudée, bouquet de jasmin stylisé ou déformé, et, bien sûr, ajout d’une symbolique mystique ou d’éléments biographiques. Sur le poster que nous reproduisons sur cette page, l'illustrateur iranien a rajouté par exemple la grotte où se réfugia Mahomet après sa fuite de La Mecque. Il a, comme dans toutes les versions, éclairé le visage du Prophète, éliminant le jeu de lumière auquel s'était livré Lehnert, mais cette version est sans doute la plus proche de l'original. Malgré l'épaule un peu recouverte, l'image reste assez sensuelle. Cependant, il serait bien stupide et surtout dangereux pour tous ceux qui combattent l'intégrisme dans le monde, musulmans compris, de s’en tenir ici à un discours goguenard, sinon revanchard.

De son temps, la carte L&L fut achetée par toutes sortes de publics, les « Immoralistes » comme Gide, des esthètes comme Rilke ou des hommes mariés et dames très convenables séduits par le charme innocent de ces jolis sourires. En Islam, d’autre part, ce que l’on nous a trop souvent présenté comme un interdit fut jadis une licence que l’on retrouve dans plusieurs miniatures représentant Mahomet et son visage, voilé ou non. Ceci, précisons-le, dans l’islam de tradition chiite qui entretint avec l’image des relations plus tolérantes que la tradition sunnite. Les Centlivres rappellent que les posters iraniens furent condamnés par la cour islamique d'Afghanistan en 2003. Mais pour le reste, nous renvoyons ici tous nos lecteurs au numéro spécial que "Les Collections de l'Histoire" a consacré en janvier-mars 2006 à "L'Islam et le Coran" pour y trouver nombre de miniatures où le Prophète apparaît non seulement avec le visage recouvert par un voile (la mandorle) mais aussi avec un visage humain parfaitement représenté. Miniatures conservées dans de nombreux musées d'art islamique de par le monde. Les intégristes ont donc voulu nous faire croire que l’interdit s’adressait de tous temps à tous les croyants ainsi qu'aux non-croyants, bien que la rigueur historique impose que l'on s'interroge sur la religion des miniaturistes qui ont ainsi peint le Prophète.

La question à poser aujourd’hui, après les manipulations auxquelles nous avons été soumis lors de l’affaire des caricatures danoises, encouragées, il est vrai, par la xénophobie particulière au Danemark, est de savoir si les posters sont toujours en vente en Iran : si tel n’était plus le cas, ce serait la disparition d'un espace de liberté et une nouvelle victoire de l’intégrisme, tandis que Rudolf Lehnert aurait été ravi qu’un jeune éphèbe véhicule par la représentation du Prophète des valeurs féminines de tolérance, de paix et de fraternité, celles que défendait le courant mystique auquel il s’est intéressé : la théosophie. Celle-ci prônait notamment un syncrétisme religieux inspiré par la sagesse antique et orientale et rejetait des trois religions monothéistes à dieu mâle toutes les valeurs viriles (et guerrières) conduisant au fanatisme et à l’exclusion : CQFD !

Il n’est donc pas si étonnant que des musulmans ont jugé crédible dans l’idéal de beauté et de jeunesse immortalisé par Rudolf Lehnert et diffusé dans le monde entier sous forme de carte postale, une oeuvre d'art, voire une transcendance qu’ils ont jugée digne de représenter le Prophète en son adolecence. Gide disait qu’il suffisait que le sort touche le plus pauvre des Arabes pour qu’il se transforme en Aladin : voici que par la magie d’une carte postale, de celles que l’on méprise si souvent en les qualifiant de « coloniales », le quotidien probablement misérable d’un jeune tunisien du début du XXème siècle se transfigure ainsi en destin sacré !

Magie, manipulation ou miracle ? Non, liberté et beauté.

« Dieu est beau et il aime la beauté ! » , tradition attribuée au Prophète de l'Islam...

 

Michel Mégnin

avril-mai 2006

(1) Lire Etudes photographiques n°17, nov 2005

 

PS

Les posters ont été "oficiellement" interdits en 2006, peut-être à la suite de la parution de l'article des Centlivres ?, ainsi que la représentation de tous les prophètes, mais la vente se poursuit, d'autant qu'il existe un autre poster iranien représentant Mahomet en âge mur, portant barbe plus virile...

MM, juin 2009