Les
manuscrits autobiographiques laissés
par Rudolf Lehnert sont hélas rarissimes. Quelques cartes
postales adressées à
des clients et son épouse depuis Tunis ou l’Italie
du Sud, une note importante
résumant ses déplacements entre 1919 et 1922,
quelques mots sur un bout de
papier entre deux pages du Sadhana de Rabindranath
Tagore : la récolte
est encore bien maigre.
Une lettre adressée depuis Leipzig au peintre Alexandre
Roubtzoff, en octobre 1922, retient surtout
l’attention.
Lehnert y faisait déjà
état d’un projet éditorial, publication
qui ne vit jamais le jour sous la forme
évoquée mais qui annonce le superbe Nord
Africa d’Ernst Wasmuth en 1924.
Après
avoir révélé de nombreux tirages
inédits qui ont durablement remis en question la perception
d’une œuvre que
l’on croyait pourtant connaître, Nicole Canet
enrichit encore le dossier
Lehnert avec trois lettres inédites qui évoquent
un autre projet, celui d’un
album de nus masculins dont elle présente aussi plusieurs
tirages. Ce projet
tardif éclaire une partie de la fin de la
carrière de Lehnert à Tunis mais
aussi l’ensemble d’un opus masculin minoritaire
au regard des nombreuses académies orientales
féminines mais sans aucun
équivalent pour un photographe résidant en
Orient.
-1-
Le 3 janvier 1932,
Rudolf
Lehnert prend
donc la plume à Tunis pour écrire la
première
lettre qui nous reste d’une
correspondance incomplète mais inédite
à ce jour.
Cela fait désormais deux ans
que le photographe naturalisé français est
rentré
du Caire profondément abattu
par le sentiment d’avoir été
dépossédé de son œuvre par
les conditions de
la rupture
commerciale imposées par Landrock. On l’imaginait
enfin
débarrassé des
contraintes harassantes d’un travail documentaire et tout
à la joie de
retrouver sa terre d’adoption et ses amis, «
abandonnés » à regret en 1922
après la levée du séquestre. La
réalité semble désormais plus
cruelle. Comme
il
faut bien se remettre au travail -en 1930, Lehnert n’a que 52
ans- il reprend
une activité au 22, rue d’Italie à
Tunis mais
n’a pas oublié pour autant le
séjour passé en 1921 à Sidi Bou
Saïd, dans
une maison située juste au-dessus du
palais d’Erlanger. Le petit village blanc l’a
durablement
marqué au point qu’à
son départ il confie à Roubtzoff qu’il
a
laissé son âme en Tunisie, « surtout
à Sidi Bou Saïd ». En 1932, Lehnert
semble enfin apaisé.
Grâce
à la
soulte versée par Landrock pour la vente de ses droits
d’auteur, il fait
construire une villa sur un terrain acheté sur la colline de
Sainte Monique,
précisément en face de Sidi Bou Saïd.
Lehnert vit alors de la vente à des
particuliers de ses anciens clichés et de ce qu’il
appelle « des travaux
industriels », édite une nouvelle série
de cartes postales, obtient quelques
commandes locales pour illustrer brochures, livres et revues et va
s’imposer
comme portraitiste mondain de la capitale et «
le » photographe de Sidi
Bou Saïd.
Le correspondant de Lehnert se
nomme
Renaud Icard, figure également familière pour
Nicole Canet qui a déjà
présenté
dans sa galerie plusieurs pièces de la collection de cet
esthète par ailleurs
homme de lettres, « poète et
littérateur
» selon une dédicace de
Lehnert. Renaud Icard habite Caluire, à l’est de
l’agglomération lyonnaise,
dans une grosse maison bourgeoise héritée de ses
parents. A l’occasion de la
reprise au festival d’Avignon d’une
pièce de théâtre de son
grand-père,
Jean-Loup Salètes a résumé ainsi la
vie de Renaud Icard : « dans
cette propriété qu’il a
cherché à embellir toute sa vie, et qui fait donc
partie de son œuvre, Renaud Icard passa plus de soixante
ans : si les
autres ne l’ont pas reconnu, n’est-ce pas
dû aussi à lui qui s’enferma sans
concession dans une solitude d’écrivain, de
collectionneur, d’esthète, plus
tard de sculpteur et toujours mentor de jeunes talents ? »
(1)
Icard est en relation avec Paulhan, Claudel, Max Jacob, Artaud et bien
d’autres
mais, en dépit d’une brève
notoriété
nationale peu après la grande guerre, le
succés se dérobe désormais devant son
œuvre
romanesque et théâtrale. Selon
Jean-Loup Salètes, Icard aurait pu acheter ses
premières
photographies L&L
avant 1930. Sa mère, née Farg-Ali,
était copte
d’origine égyptienne, mariée
à
un français travaillant sur le chantier du canal de Suez. On
appelait
d’ailleurs « Tour-Ali » la
propriété
où vivait Icard précisément en hommage
à
cette ascendance orientale.
Si
le début de sa correspondance avec
Icard reste impossible à dater, Lehnert envoie les lettres
du 3 janvier et du
26 mai 1932 depuis son domicile du 22 rue d’Italie et celle
du 13 septembre
1934 depuis Illzach, près de Mulhouse, mais sur papier
à en-tête du studio
installé à Tunis en 1933 dans le nouveau complexe
du Colisée. Dès 1926, et
encore après 1930, Lehnert délaissait en effet
les grosses chaleurs estivales
d’Afrique pour visiter sa fille en Alsace. En janvier 1932,
Lehnert écrit donc
à Icard pour le remercier de l’envoi
d’un livre dédicacé et lui adresse
à son
tour deux épreuves photographiques . « Je
ne possède pas une collection de nus masculins mais si je
trouvais des amateurs
pour ces poses, je ferais avec plaisir une collection. Pourriez-vous
peut-être me
donner des conseils à ce sujet ? »
Lehnert semble aborder la question pour
la première fois : est-ce à dire que la
correspondance avec Icard n’est pas si
ancienne ? D’autre part, il est difficile de savoir si
Lehnert teste ici son
client ou s’il répond à une
première demande, ce qui est peut-être plus
vraisemblable. Icard n’a en effet jamais fait grand
mystère de son goût « pour
la vue et l’accompagnement des jeunes gens », cela
au grand scandale de la
famille lyonnaise de son épouse. Dans le splendide isolement
de sa propriété, « juste
rançon d’une originalité
revendiquée, tendances, à
l’époque, très
souvent sublimées dans l’art et la
religiosité », commente Jean-Loup
Salètes, Icard reçoit Gide,
Cocteau et Montherlant.
Gide n’est guère
collectionneur mais a-t-il vu en 1933 chez Icard des photographies de
Lehnert
qui lui auraient rappelé ses premiers
émois ? Et si
Montherlant, qui n’est
pas non plus resté indifférent aux
séductions de
l’Afrique du nord, a surtout
célébré les vertus de la pratique
sportive, Icard
s’est quant à lui intéressé
à
celles du camping. Il a publié un guide pratique sur le
sujet et
s’en va
régulièrement camper aux alentours du lac
d’Annecy : corps bronzé selon la
mode lancée dès le début du
siècle par Jean
Cocteau. Lehnert lui répond avec
l’évocation de ses voyages dans le Sud tunisien,
« pays par excellence
pour le camping et surtout le camp au
désert dans les hautes dunes
»
(2).Là, le
photographe dormait toujours en plein air « sur le
sable
qui prend la forme du corps »,
clé de lecture possible pour ceux
qui s’interrogent sur la représentation non
dénuée de sensualité par Lehnert
d’un désert toujours habité par
l’homme…
Les
deux hommes pourraient-ils donc
s’entendre ? A lire Lehnert en mai 1932, Icard a
rebondi sur l’idée d’une
collection de nus masculins et propose désormais
l’édition d’un album dont il
rédigerait le texte : « c’est
avec grand plaisir que je collaborerais à
l’édition d’un album contenant des
études académiques »,
répond Lehnert à
Icard.
« Etant donné votre
compétence en la matière, je suis convaincu du
succés ».
-2-
Avant 1914, Lehnert
avait déjà
photographié des adolescents plus ou moins
dénudés et composé des
saynètes où
de très jeunes garçons posent
entièrement nus. Pourtant, comme la photographie
qui l’a fait reconnaître dès 1906 par la
revue Die
Schönheit,
la
collection de nus académiques n’est
consacrée qu’aux modèles
féminins. Malgré
la formule de politesse qu’il adresse en 1932 à
Icard et son intérêt pour une
publication qui pourrait relancer sa carrière en
métropole, Lehnert reste
d’ailleurs très prudent, parfaitement conscient
des difficultés de
l’entreprise. Il répond donc en questionnant Icard
sur la « faisabilité » du
projet et d’abord sur son principe même:
« comme
la question est assez
délicate, il faudrait savoir si la chose est possible de
publier des beautés
males (nus intégraux) dans une édition ouverte
qui peut être mise en librairie ».
L’idée première de Lehnert ne
concernait qu’une collection pour amateurs ;
pour l’édition publique d’un album,
d’autres questions nombreuses se posent.
Faudra-t-il, par exemple, retoucher les nus ? Lehnert se
déclare d’abord
hostile au procédé : « Je ne suis pas partisan de la
retouche, qui enlèvera
le caractère artistique ». Mais comme il
l’a déjà fait pour des cartes
postales antérieures à 1914, le pragmatisme
commercial pourrait prévaloir sur
les principes de l’artiste : « s’il faut, on pourrait
dissimuler les
parties sexuelles par une draperie légère ».
Répondant à Icard qui
avait proposé 25 à 30 photos dans un tirage
limité à 300 exemplaires, Lehnert
examine les questions propres à
l’édition. « Si nous faisons
nous-mêmes
l’édition, par quels moyens se fera une
publication (réclame) efficace ?»
Icard lui parle d’un album regroupant 25 photos
d’une jeune femme ? « Le
même éditeur pourrait peut-être
s’intéresser aussi pour nos photos »,
suggère évidemment Lehnert qui précise
: « je
crois qu’il faudrait mieux
trouver un éditeur qui par ses relations avec les libraires
a plus de
possibilités d’écouler un grand nombre
d’albums
». Lehnert espère en effet
un tirage de 1000 exemplaires car cela lui permettrait la reproduction
par
héliogravure, procédé qu’il
affectionne tout particulièrement. Après avoir
évoqué la photoglyptie et la similigravure,
c’est donc une carte postale en
héliogravure que Lehnert envoie à Icard.
Une
autre difficulté est de trouver ce
que Lehnert appelle « des modèles parfaits
» et Lehnert savait de quoi il
parlait ! Avant 1914, il avait réussi à
trouver des bédouines d’une très
grande beauté, « modèles jeunes, corps
aux formes idéales, harmonieuses
et fines, brunis par les chauds rayons du soleil » (3). Certaines
posèrent aussi à Tunis pour
les plus
grands peintres du moment. Pour ses types et portraits masculins,
Lehnert avait trouvé quelques beaux adolescents dont
l’éveil à la sexualité ne
les rendait nullement dupes des désirs complexes
qu’ils pouvaient susciter,
sinon éprouver eux-mêmes. Il s’agissait
parfois des porteurs que Lehnert
engageait lors de ses voyages, comme on le verra pour
l’Algérie. Pour l’album
proposé par Icard en 1932, Lehnert ne dispose donc pas
encore de modèles «
parfaits » dignes de son art. En septembre 1934, Lehnert
envoie pourtant à
Icard plusieurs photos dont une série avec un jeune
étudiant arabe mais il
s’interroge encore: « faut-il
prendre seulement des modèles arabes, nègres,
ou aussi des sujets européens, des italiens par exemple
» ?
Avant 1914, Lehnert
avait déjà photographié de superbes
modèles
européennes, études magistrales trop peu connues
que Nicole Canet a publiées
dans son Tunis
intime. Pour
les jeunes hommes, toujours avant 1914,
Lehnert avait mis en scène une série
très confidentielle avec un couple de
jeunes hommes dont un modèle européen, seul
exemple connu à ce jour pour cette
période. Lehnert semble donc aussi tester Icard sur
l’utilité commerciale de
réaliser des nus correspondant plus directement aux amateurs
de culture
gréco-romaine, à l’image de son
correspondant lui-même.
Trouver des garçons
européens qui acceptent de poser nus à Tunis ne
devait cependant pas être si
facile.
Icard aurait pu être
d’un plus grand
secours à Lyon, fréquentant de très
beaux garçons qu’il présentait parfois
comme modèles à des artistes. Ainsi de Mario
Parisi, jeune italien de quinze
ans, précisément,
« découvert » par
Robert Levesque dans un gymnase
où il pratiquait la boxe et qui fut
présenté à Icard en 1936. Sans doute
sans nommer Lehnert, Icard avait déjà
parlé à Lévesque d’un projet
de recueil
de photographies d’un enfant de quinze ans, dans
l’état de « ce qui ne
dure que six mois »,
de quoi
inspirer sans
doute le texte que Renaud Icard envisageait pour l’album avec
Lehnert.
Cette citation de Rodin est d’ailleurs reprise dans un
brouillon de lettre
destiné à Gide où Icard se confie sur
« cet
amour dont j’ose dire le
nom … amour permis de la beauté à
laquelle
j’ai donné jusqu’à
présent ma vie …
amours
humaines qui déçoivent sans satisfaire notre faim
d’infini que nous
pensions trouver chez ceux qui durent 6 mois, comme disait Rodin, et
sont
gratuits (alors que) Dieu qui ne
défend pas, m’a-t-on dit, ce
frémissement d’olivier devant la forme nue
d’un petit berger grec, apparaît
comme la synthèse de l’amour qui dure, parce
qu’avec Lui, il n’ y a jamais
« après l’amour »
(4). Subjugué par la beauté superlative de
Mario -« nous avons
là un jeune Dieu »-
Icard fit poser
Mario pour une série de photographies, mais aussi pour son
disciple, le
sculpteur Salendre et pour Gaston Goor, peintre qui devait illustrer Mon
page,
roman de Icard dont
les Editions
"Quinte-feuilles" préparent la publication posthume. Assurément,
Mario Parisi aurait fait un modèle « plus
que parfait » pour Lehnert mais, en 1936, le projet
d’édition avec Lehnert
avait sans doute déjà été
abandonné.
En
1934, Lehnert constate en effet que
les questions propres à l’édition ne
sont toujours pas résolues: « malgré
que notre album sera peut-être unique dans son genre, la
vente sera nulle, si
on n’arrive pas à le faire connaître au
grand public. Croyez-vous pouvoir
trouver pour ce genre de photos un peu spéciales assez
d’amateurs ? »
Lehnert teste peut-être encore Icard mais insiste encore pour
une diffusion qui
ne se limiterait pas à un petit cercle
d’initiés. Pour ces images « un peu
spéciales », il analyse le
marché et semble d’abord optimiste : « Je
sais qu’il n’en manque pas (d’amateurs), en dehors des h.s. (homosexuels)
il existe chez beaucoup de personnes un hermaphrodisme psychique mais
même pour
les hétérosexuels, cette beauté sera
toujours comprise ».
En fait, cet
optimisme ne fait qu’introduire une réserve de
taille, une
actualité pas vraiment favorable et dont Lehnert est
parfaitement conscient. En
septembre 1934, Lehnert écrit : « J’ai sous la main une
revue allemande …
qui date de l’année 1931… et qui
s’appelle …der Eigene, ein Blatt fûr
mânschiche Kultur (« Le Particulier »,
une feuille pour la culture masculine).
Elle contient des articles fort intéressants et 4
illustrations (nus masc.) Je
doute fort que ce journal existe encore aujourd’hui sous le
régime hitlérien et
j’ignore si des revues pareilles existent dans
d’autres pays, mais ils seront
tout-à-fait indignés pour la publication de
l’album en question ». En 1925,
sous la République de Weimar, Landrock avait
publié plusieurs nus féminins dans
le magnifique Kultur und Natur aux cotés
d’autres nus signés von
Gloeden, Germaine Krull et Frantisek Dtrikol. Il récidive en
1936 mais cette
fois dans une publication anglo-saxonne (Nude of All nations). Ce sont
encore des nus féminins orientaux (non
crédités) qui illustrent deux numéros
de
la revue naturiste scandinave Solvanen parus à la fin des
années
trente : du camping au naturisme l’écart
n’est pas bien grand mais
l’exploit reste de taille en ces temps où la
« supériorité » de la race
blanche
s’affiche de plus en plus. Publier un recueil
entièrement dédié à la
beauté masculine
de la race orientale est donc alors une autre affaire ! Von
Gloeden avait
échappé à la condamnation infamante
exigée par le régime fasciste mais une
grande partie de ses plaques avait disparu dans la tourmente.
Montherlant reste
dans la tradition classique de l’humanisme antique mais
c’est grâce à la
pratique sportive qu’il célèbre la
beauté chaste de ces chères têtes
blondes.
La danse, la culture physique, le sport et le naturisme remplacent
désormais le
décor antique et son dérivé oriental
dans l’imaginaire qui fantasme alors la
beauté du corps masculin. C’est sans doute pour
cela que Lehnert pose aussi la
question de l’origine des modèles. Prudent par
nature, Lehnert a surtout très
bien compris dans quel sens marche l’Histoire et insiste
une nouvelle fois sur la différence de nature essentielle entre une
collection de photographies pour amateurs et une publication
éditoriale dont
les contraintes commerciales dépendent d’un tout
autre contexte. Il demande
donc à Icard le règlement des photographies
choisies par ce dernier, le renvoi
des autres clichés et apprend « avec
plaisir »
le souhait exprimé par Icard de venir à
Tunis : « c’est
un pays charmant,
vous ne
le regretterez pas ». Icard ne
viendra pas et le projet de publication n’ira pas plus loin.
Autre
effet de cette prudence dont on ne
peut analyser vraiment toutes les composantes, faute de sources
décisives sur
le sujet et de témoignages aussi précis que pour
Icard, nous décevrons la
curiosité de beaucoup, admirateurs ou censeurs potentiels
et, sauf à mentionner
désormais la consultation par Lehnert de revues naturistes
ou d’autres
consacrées à « la culture
masculine », nous laisserons donc à
chacun
la fantaisie de classer Rudolf Lehnert dans la catégorie de
son choix :
« h.s. »,
« hermaphrodites psychiques »
ou
hétérosexuels pour lesquels « cette
beauté sera toujours comprise »…
Lehnert semble très bien connaître le sujet mais
n’en dira pas plus : sa
fille ne prétendait-elle pas que « l’essentiel
de Lehnert » se
trouvait dans son œuvre ?
-3-
Lehnert
que l’on devine très réticent et Icard
qui n’a pas vraiment le pied parisien,
selon la belle formule de René-Pierre Colin :
l’album avec Lehnert ne
verra donc pas le jour. On ne connaît du reste ni la nature
des démarches que
Renaud Icard a pu entreprendre ni même surtout aucune des
lettres de celui-ci
puisque l’essentiel des archives de Lehnert est
désormais perdu. Reste donc ces
trois lettres et les précieux renseignements sur les
photographies retrouvées.
Lehnert mentionne en effet l’envoi à Icard de
plusieurs épreuves. La lettre du
3 janvier 1932 décrit deux tirages inédits
rehaussés à la gouache
d’après des
photographies prises avant 1914 mais qui « n’ont
jamais existé dans le commerce et
que j’ai tiré exprès pour vous
». Nicole Canet a retrouvé ces deux
tirages
: « Le garçon (buste) existe dans le
catalogue et porte le numéro 2063.
C’est un jeune arabe de la race kabyle qui m’a
porté mon appareil
photographique pendant mon séjour à Alger.
L’autre (nu) est un jeune arabe (le
corps est sans retouche, les arabes ont la coutume de raser les parties
sexuelles) de Hammamm Meskoutine (Algérie). Egalement un
porteur ». Ces
deux tirages évoquent bien sûr l’une des
trois séries de chromolithographies
des années 1920 dont on peut donc attribuer à
Lehnert lui-même le travail mixte
de coloration à la gouache et au pastel qui
précède la reproduction
photomécanique. Le garçon kabyle dont parle
Lehnert n’est autre qu’un des
modèles favoris du photographe. Il pose en effet sur
plusieurs scènes de groupe
dans un palais algérois et surtout seul, dans une fameuse
série dont il existe
au moins trois versions plus ou moins dénudées,
compositions picturales
inspirées par Ingres, Léonard de Vinci et
Caravage que Renaud Icard appréciait particulièrement.
Quant au « jeune arabe de Hammam
Meskoutine », c’est le garçon
noir dont Nicole Canet présente également des
tirages des années 1930 à partir
de négatifs antérieurs à
1914 : poses au naturel en extérieur mais aussi
cette belle attitude dans le mouvement du corps qui enveloppe une
poterie
fixant la lumière autour de la peau sombre du
modèle.
Dans
sa lettre de 1934, Lehnert évoque enfin l’envoi de
photographies nouvelles. De
cette série réalisée vers 1933, voici
donc l’ensemble le plus complet publié
à
ce jour avec pas moins de sept numéros.
Un
turban et la fameuse table en marqueterie y dialoguent avec des formes
géométriques et un décor
très années trente. Le corps du garçon
ne correspond
sans doute pas à l’idéal
gréco-romain fantasmé par Icard mais les
photographies
plaisent : « Les numéros que vous
avez choisi sont tous du même modèle,
un jeune étudiant arabe de 16 ans environ qui parle le
français et pose avec
une grande compréhension. Les poses sont
tout-à-fait récentes et les épreuves
en votre possession sont les premières que j’ai
tirées ».
« L’album de Nicole
Canet » propose également
quelques tirages plus anciens qui complètent notre
connaissance de l’opus
masculin de Lehnert. La série étonnante
où deux jeunes hommes posent nus en
pleine nature est par exemple antérieure à 1908.
Tirages rarissimes et confidentiels où Lehnert abandonne
encore les effets
picturaux pour un naturalisme finalement très moderne car
dépourvu de tout
artifice, de surcroît avec deux jeunes hommes du
même âge mais d’origine
différente. Un
lit et une poterie sont les seuls
accessoires d’un dialogue forcément muet, rejetant
les
mises en scènes du
moment inspirées par l’antiquité ou
l’orientalisme. A relire Lehnert dans les
années trente, comment ne pas évoquer
déjà
le naturisme en lieu et place d’une
thématique « maître et
servant »
très affaiblie par l’égalité
qu’inspire la nudité des corps
d’âge
très proche ? D’autres
saynètes d’un
autre genre s’inscrivent dans un jeu de reconstitutions
désormais plus datées
où l’Orient et l’Antiquité
servent
d’alibi à vrai dire interchangeables. Et
d’évoquer aussi ces bordels de garçons
dont chacun
connaissait l’existence et
dont la nature exclusivement coloniale ne résiste pas
à
l’étude de l’histoire
des éphèbes en Terre
d’Islam : fascination réciproque
entre deux mondes
qui se rejettent chacun la nature illicite d’un
désir que l’on ne doit pas
« révéler »,
celui, pourtant, d’Abu Nuwas pour les échansons
chrétiens à la peau claire comme celui de Gide
pour
« ce
qui reste de soleil
sur les peaux brunes » (5)…
***
Si
cet
album de nus n’est resté qu’un projet,
l’échange
avec Icard a cependant remis Lehnert au travail. Certes,
l’élan créateur de
Lehnert se limita entre 1933 et 1934 à quelques tirages
rarissimes, ébauche
avortée d’un possible « orientalisme art
déco » et surtout d’une
avancée plus
décisive vers la représentation de nus masculins,
fût-elle réalisée sur
commande. N’y trouve-t-on pas aussi un jeune noir
photographié dans une pose
des plus décentes mais dans le jardin même de la
maison de Lehnert, à
Sainte-Monique. Pour
la postérité,
le Rudolf Lehnert des années trente demeure donc encore tel
que le représente
Henri Saada sur une caricature de 1935, «
le » photographe de Sidi
Bou Saïd, pique sans doute un peu cruelle pour celui qui avait
jadis inondé le
marché mondial mais qui, en effet, contemplait
désormais chaque jour le
panorama grandiose du village auquel il avait
dédié son âme. Loin de faire pour
autant de Rudolf Lehnert le successeur du baron von Gloeden, et encore
moins un
disciple de Gide (!), chacun savait cependant que les charmes de Sidi
Bou Saïd
n’avaient alors rien à envier à ceux de
Taormina.…
Michel
Mégnin
(Remerciements
à
Jean-Loup Salètes et à Laurent Méric
pour leur relecture).
NOTES
(1)
Salètes Jean-Loup : Un Lyonnais et un Caluilard
méconnu … 2004, sur le
site www.miressance.com
(2)
« Comme végétarien,
j’avais fait avant la guerre plusieurs voyages en plein
désert en couchant toujours en plein air sur le sable, qui
prend la forme du
corps. La Tunisie est le pays par excellence pour le camping et surtout
le camp
au désert dans les hautes dunes (de 20 mètres et
plus) est plein de poésie.
Vous trouvez chaque 30 kilomètres un bordj (blockhaus)
où vous pouvez dresser
votre tente dans la cour. Le gardien du bordj vous procure de la
nourriture.
Vous trouvez parmi des arabes ou des nègres des excellents
cuisiniers qui
parlent bien le français et qui sont très
honnêtes ».
(3)
Catalogue Lehnert & Landrock, 1922
(4) Colin René-Pierre : « Un hôte
lyonnais d’André Gide », in Bulletin
des Amis d’André Gide, janvier
1985.
(5)
Michel Mégnin : « André Gide,
Rudolf Lehnert et la poésie arabe, images et
réalités de la pédérastie
en terre d’Islam » in BAAG,
avril 2005. Voir
aussi Tunis 1900, L&L photographes à Tunis,
Paris-Méditerranée, 2005