Un projet d’album de nus masculins 

Trois lettres inédites de Rudolf Lehnert à Renaud Icard 
(1932-1934)

Vignettes tirées du catalogue L&L Oriental Studies, Tunis, 1912-1914

Les manuscrits autobiographiques laissés par Rudolf Lehnert sont hélas rarissimes. Quelques cartes postales adressées à des clients et son épouse depuis Tunis ou l’Italie du Sud, une note importante résumant ses déplacements entre 1919 et 1922, quelques mots sur un bout de papier entre deux pages du Sadhana de Rabindranath Tagore : la récolte est encore bien maigre. 
Une lettre adressée depuis Leipzig au peintre Alexandre Roubtzoff, en octobre 1922, retient surtout l’attention. 
Lehnert y faisait déjà état d’un projet éditorial, publication qui ne vit jamais le jour sous la forme évoquée mais qui annonce le superbe Nord Africa d’Ernst Wasmuth en 1924.

Après avoir révélé de nombreux tirages inédits qui ont durablement remis en question la perception d’une œuvre que l’on croyait pourtant connaître, Nicole Canet enrichit encore le dossier Lehnert avec trois lettres inédites qui évoquent un autre projet, celui d’un album de nus masculins dont elle présente aussi plusieurs tirages. Ce projet tardif éclaire une partie de la fin de la carrière de Lehnert à Tunis mais aussi l’ensemble d’un opus masculin minoritaire au regard des nombreuses académies orientales féminines mais sans aucun équivalent pour un photographe résidant en Orient.
 

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Le 3 janvier 1932, Rudolf Lehnert prend donc la plume à Tunis pour écrire la première lettre qui nous reste d’une correspondance incomplète mais inédite à ce jour. Cela fait désormais deux ans que le photographe naturalisé français est rentré du Caire profondément abattu par le sentiment d’avoir été dépossédé de son œuvre par les conditions de la rupture commerciale imposées par Landrock. On l’imaginait enfin débarrassé des contraintes harassantes d’un travail documentaire et tout à la joie de retrouver sa terre d’adoption et ses amis, « abandonnés » à regret en 1922 après la levée du séquestre. La réalité semble désormais plus cruelle. Comme il faut bien se remettre au travail -en 1930, Lehnert n’a que 52 ans- il reprend une activité au 22, rue d’Italie à Tunis mais n’a pas oublié pour autant le séjour passé en 1921 à Sidi Bou Saïd, dans une maison située juste au-dessus du palais d’Erlanger. Le petit village blanc l’a durablement marqué au point qu’à son départ il confie à Roubtzoff qu’il a laissé son âme en Tunisie, « surtout à Sidi Bou Saïd ». En 1932, Lehnert semble enfin apaisé. 
Grâce à la soulte versée par Landrock pour la vente de ses droits d’auteur, il fait construire une villa sur un terrain acheté sur la colline de Sainte Monique, précisément en face de Sidi Bou Saïd. Lehnert vit alors de la vente à des particuliers de ses anciens clichés et de ce qu’il appelle « des travaux industriels », édite une nouvelle série de cartes postales, obtient quelques commandes locales pour illustrer brochures, livres et revues et va s’imposer comme portraitiste mondain de la capitale et « le » photographe de Sidi Bou Saïd.

 Le correspondant de Lehnert se nomme Renaud Icard, figure également familière pour Nicole Canet qui a déjà présenté dans sa galerie plusieurs pièces de la collection de cet esthète par ailleurs homme de lettres, « poète et littérateur » selon une dédicace de Lehnert. Renaud Icard habite Caluire, à l’est de l’agglomération lyonnaise, dans une grosse maison bourgeoise héritée de ses parents. A l’occasion de la reprise au festival d’Avignon d’une pièce de théâtre de son grand-père, Jean-Loup Salètes a résumé ainsi la vie de Renaud Icard : « dans cette propriété qu’il a cherché à embellir toute sa vie, et qui fait donc partie de son œuvre, Renaud Icard passa plus de soixante ans : si les autres ne l’ont pas reconnu, n’est-ce pas dû aussi à lui qui s’enferma sans concession dans une solitude d’écrivain, de collectionneur, d’esthète, plus tard de sculpteur et toujours mentor de jeunes talents ? » (1) Icard est en relation avec Paulhan, Claudel, Max Jacob, Artaud et bien d’autres mais, en dépit d’une brève notoriété nationale peu après la grande guerre, le succés se dérobe désormais devant son œuvre romanesque et théâtrale. Selon Jean-Loup Salètes, Icard aurait pu acheter ses premières photographies L&L avant 1930. Sa mère, née Farg-Ali, était copte d’origine égyptienne, mariée à un français travaillant sur le chantier du canal de Suez. On appelait d’ailleurs « Tour-Ali » la propriété où vivait Icard précisément en hommage à cette ascendance orientale.

 Si le début de sa correspondance avec Icard reste impossible à dater, Lehnert envoie les lettres du 3 janvier et du 26 mai 1932 depuis son domicile du 22 rue d’Italie et celle du 13 septembre 1934 depuis Illzach, près de Mulhouse, mais sur papier à en-tête du studio installé à Tunis en 1933 dans le nouveau complexe du Colisée. Dès 1926, et encore après 1930, Lehnert délaissait en effet les grosses chaleurs estivales d’Afrique pour visiter sa fille en Alsace. En janvier 1932, Lehnert écrit donc à Icard pour le remercier de l’envoi d’un livre dédicacé et lui adresse à son tour deux épreuves photographiques . « Je ne possède pas une collection de nus masculins mais si je trouvais des amateurs pour ces poses, je ferais avec plaisir une collection. Pourriez-vous peut-être me donner des conseils à ce sujet ? » Lehnert semble aborder la question pour la première fois : est-ce à dire que la correspondance avec Icard n’est pas si ancienne ? D’autre part, il est difficile de savoir si Lehnert teste ici son client ou s’il répond à une première demande, ce qui est peut-être plus vraisemblable. Icard n’a en effet jamais fait grand mystère de son goût « pour la vue et l’accompagnement des jeunes gens », cela au grand scandale de la famille lyonnaise de son épouse. Dans le splendide isolement de sa propriété, « juste rançon d’une originalité revendiquée, tendances, à l’époque, très souvent sublimées dans l’art et la religiosité », commente Jean-Loup Salètes, Icard reçoit Gide, Cocteau et Montherlant. 
Gide n’est guère collectionneur mais a-t-il vu en 1933 chez Icard des photographies de Lehnert qui lui auraient rappelé ses premiers émois ? Et si Montherlant, qui n’est pas non plus resté indifférent aux séductions de l’Afrique du nord, a surtout célébré les vertus de la pratique sportive, Icard s’est quant à lui intéressé à celles du camping. Il a publié un guide pratique sur le sujet et s’en va régulièrement camper aux alentours du lac d’Annecy : corps bronzé selon la mode lancée dès le début du siècle par Jean Cocteau. Lehnert lui répond avec l’évocation de ses voyages dans le Sud tunisien, « pays par excellence pour le camping et surtout le camp au désert dans les hautes dunes
» (2).Là, le photographe dormait toujours en plein air « sur le sable qui prend la forme du corps », clé de lecture possible pour ceux qui s’interrogent sur la représentation non dénuée de sensualité par Lehnert d’un désert toujours habité par l’homme… 

Les deux hommes pourraient-ils donc s’entendre ? A lire Lehnert en mai 1932, Icard a rebondi sur l’idée d’une collection de nus masculins et propose désormais l’édition d’un album dont il rédigerait le texte : « c’est avec grand plaisir que je collaborerais à l’édition d’un album contenant des études académiques », répond Lehnert à Icard. 
« Etant donné votre compétence en la matière, je suis convaincu du succés ».

 

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Avant 1914, Lehnert avait déjà photographié des adolescents plus ou moins dénudés et composé des saynètes où de très jeunes garçons posent entièrement nus. Pourtant, comme la photographie qui l’a fait reconnaître dès 1906 par la revue Die Schönheit, la collection de nus académiques n’est consacrée qu’aux modèles féminins. Malgré la formule de politesse qu’il adresse en 1932 à Icard et son intérêt pour une publication qui pourrait relancer sa carrière en métropole, Lehnert reste d’ailleurs très prudent, parfaitement conscient des difficultés de l’entreprise. Il répond donc en questionnant Icard sur la « faisabilité » du projet et d’abord sur son principe même: « comme la question est assez délicate, il faudrait savoir si la chose est possible de publier des beautés males (nus intégraux) dans une édition ouverte qui peut être mise en librairie ». L’idée première de Lehnert ne concernait qu’une collection pour amateurs ; pour l’édition publique d’un album, d’autres questions nombreuses se posent. Faudra-t-il, par exemple, retoucher les nus ? Lehnert se déclare d’abord hostile au procédé : « Je ne suis pas partisan de la retouche, qui enlèvera le caractère artistique ». Mais comme il l’a déjà fait pour des cartes postales antérieures à 1914, le pragmatisme commercial pourrait prévaloir sur les principes de l’artiste : « s’il faut, on pourrait dissimuler les parties sexuelles par une draperie légère ». Répondant à Icard qui avait proposé 25 à 30 photos dans un tirage limité à 300 exemplaires, Lehnert examine les questions propres à l’édition. « Si nous faisons nous-mêmes l’édition, par quels moyens se fera une publication (réclame) efficace ?» Icard lui parle d’un album regroupant 25 photos d’une jeune femme ? « Le même éditeur pourrait peut-être s’intéresser aussi pour nos photos », suggère évidemment Lehnert qui précise : « je crois qu’il faudrait mieux trouver un éditeur qui par ses relations avec les libraires a plus de possibilités d’écouler un grand nombre d’albums ». Lehnert espère en effet un tirage de 1000 exemplaires car cela lui permettrait la reproduction par héliogravure, procédé qu’il affectionne tout particulièrement. Après avoir évoqué la photoglyptie et la similigravure, c’est donc une carte postale en héliogravure que Lehnert envoie à Icard.


Une autre difficulté est de trouver ce que Lehnert appelle « des modèles parfaits » et Lehnert savait de quoi il parlait ! Avant 1914, il avait réussi à trouver des bédouines d’une très grande beauté, « modèles jeunes, corps aux formes idéales, harmonieuses et fines, brunis par les chauds rayons du soleil » (3). Certaines posèrent aussi à Tunis pour les plus grands peintres du moment. Pour ses types et portraits masculins, Lehnert avait trouvé quelques beaux adolescents dont l’éveil à la sexualité ne les rendait nullement dupes des désirs complexes qu’ils pouvaient susciter, sinon éprouver eux-mêmes. Il s’agissait parfois des porteurs que Lehnert engageait lors de ses voyages, comme on le verra pour l’Algérie. Pour l’album proposé par Icard en 1932, Lehnert ne dispose donc pas encore de modèles « parfaits » dignes de son art. En septembre 1934, Lehnert envoie pourtant à Icard plusieurs photos dont une série avec un jeune étudiant arabe mais il s’interroge encore: « faut-il prendre seulement des modèles arabes, nègres, ou aussi des sujets européens, des italiens par exemple » ?
Avant 1914, Lehnert avait déjà photographié de superbes modèles européennes, études magistrales trop peu connues que Nicole Canet a publiées dans son Tunis intime. Pour les jeunes hommes, toujours avant 1914, Lehnert avait mis en scène une série très confidentielle avec un couple de jeunes hommes dont un modèle européen, seul exemple connu à ce jour pour cette période. Lehnert semble donc aussi tester Icard sur l’utilité commerciale de réaliser des nus correspondant plus directement aux amateurs de culture gréco-romaine, à l’image de son correspondant lui-même.
Trouver des garçons européens qui acceptent de poser nus à Tunis ne devait cependant pas être si facile.

Icard aurait pu être d’un plus grand secours à Lyon, fréquentant de très beaux garçons qu’il présentait parfois comme modèles à des artistes. Ainsi de Mario Parisi, jeune italien de quinze ans, précisément, « découvert » par Robert Levesque dans un gymnase où il pratiquait la boxe et qui fut présenté à Icard en 1936. Sans doute sans nommer Lehnert, Icard avait déjà parlé à Lévesque d’un projet de recueil de photographies d’un enfant de quinze ans, dans l’état de « ce qui ne dure que six mois », de quoi inspirer sans doute le texte que Renaud Icard envisageait pour l’album avec Lehnert. Cette citation de Rodin est d’ailleurs reprise dans un brouillon de lettre destiné à Gide où Icard se confie sur « cet amour dont j’ose dire le nom … amour permis de la beauté à laquelle j’ai donné jusqu’à présent ma vie amours humaines qui déçoivent sans satisfaire notre faim d’infini que nous pensions trouver chez ceux qui durent 6 mois, comme disait Rodin, et sont gratuits (alors que) Dieu qui ne défend pas, m’a-t-on dit, ce frémissement d’olivier devant la forme nue d’un petit berger grec, apparaît comme la synthèse de l’amour qui dure, parce qu’avec Lui, il n’ y a jamais « après l’amour » (4). Subjugué par la beauté superlative de Mario -« nous avons là un jeune Dieu »- Icard fit poser Mario pour une série de photographies, mais aussi pour son disciple, le sculpteur Salendre et pour Gaston Goor, peintre qui devait illustrer Mon page, roman de Icard  dont les  Editions "Quinte-feuilles" préparent la publication posthume. Assurément, Mario Parisi aurait fait un modèle « plus que parfait » pour Lehnert mais, en 1936, le projet d’édition avec Lehnert avait sans doute déjà été abandonné.


En 1934, Lehnert constate en effet que les questions propres à l’édition ne sont toujours pas résolues: « malgré que notre album sera peut-être unique dans son genre, la vente sera nulle, si on n’arrive pas à le faire connaître au grand public. Croyez-vous pouvoir trouver pour ce genre de photos un peu spéciales assez d’amateurs ? » Lehnert teste peut-être encore Icard mais insiste encore pour une diffusion qui ne se limiterait pas à un petit cercle d’initiés. Pour ces images « un peu spéciales », il analyse le marché et semble d’abord optimiste : « Je sais qu’il n’en manque pas (d’amateurs), en dehors des h.s. (homosexuels) il existe chez beaucoup de personnes un hermaphrodisme psychique mais même pour les hétérosexuels, cette beauté sera toujours comprise ». En fait, cet optimisme ne fait qu’introduire une réserve de taille, une actualité pas vraiment favorable et dont Lehnert est parfaitement conscient. En septembre 1934, Lehnert écrit : « J’ai sous la main une revue allemande … qui date de l’année 1931… et qui s’appelle …der Eigene, ein Blatt fûr mânschiche Kultur (« Le Particulier », une feuille pour la culture masculine). Elle contient des articles fort intéressants et 4 illustrations (nus masc.) Je doute fort que ce journal existe encore aujourd’hui sous le régime hitlérien et j’ignore si des revues pareilles existent dans d’autres pays, mais ils seront tout-à-fait indignés pour la publication de l’album en question ». En 1925, sous la République de Weimar, Landrock avait publié plusieurs nus féminins dans le magnifique Kultur und Natur aux cotés d’autres nus signés von Gloeden, Germaine Krull et Frantisek Dtrikol. Il récidive en 1936 mais cette fois dans une publication anglo-saxonne (Nude of All nations). Ce sont encore des nus féminins orientaux (non crédités) qui illustrent deux numéros de la revue naturiste scandinave Solvanen parus à la fin des années trente : du camping au naturisme l’écart n’est pas bien grand mais l’exploit reste de taille en ces temps où la « supériorité » de la race blanche s’affiche de plus en plus. Publier un recueil entièrement dédié à la beauté masculine de la race orientale est donc alors une autre affaire ! Von Gloeden avait échappé à la condamnation infamante exigée par le régime fasciste mais une grande partie de ses plaques avait disparu dans la tourmente. Montherlant reste dans la tradition classique de l’humanisme antique mais c’est grâce à la pratique sportive qu’il célèbre la beauté chaste de ces chères têtes blondes. La danse, la culture physique, le sport et le naturisme remplacent désormais le décor antique et son dérivé oriental dans l’imaginaire qui fantasme alors la beauté du corps masculin. C’est sans doute pour cela que Lehnert pose aussi la question de l’origine des modèles. Prudent par nature, Lehnert a surtout très bien compris dans quel sens marche l’Histoire et insiste une nouvelle fois sur la différence de nature essentielle entre une collection de photographies pour amateurs et une publication éditoriale dont les contraintes commerciales dépendent d’un tout autre contexte. Il demande donc à Icard le règlement des photographies choisies par ce dernier, le renvoi des autres clichés et apprend « avec plaisir » le souhait exprimé par Icard de venir à Tunis : « c’est un pays charmant, vous ne le regretterez pas ». Icard ne viendra pas et le projet de publication n’ira pas plus loin.

Autre effet de cette prudence dont on ne peut analyser vraiment toutes les composantes, faute de sources décisives sur le sujet et de témoignages aussi précis que pour Icard, nous décevrons la curiosité de beaucoup, admirateurs ou censeurs potentiels et, sauf à mentionner désormais la consultation par Lehnert de revues naturistes ou d’autres consacrées à « la culture masculine », nous laisserons donc à chacun la fantaisie de classer Rudolf Lehnert dans la catégorie de son choix : « h.s. », « hermaphrodites psychiques » ou hétérosexuels pour lesquels « cette beauté sera toujours comprise »… 
Lehnert semble très bien connaître le sujet mais n’en dira pas plus : sa fille ne prétendait-elle pas que « l’essentiel de Lehnert » se trouvait dans son œuvre ?

 

-3-
 

Lehnert que l’on devine très réticent et Icard qui n’a pas vraiment le pied parisien, selon la belle formule de René-Pierre Colin : l’album avec Lehnert ne verra donc pas le jour. On ne connaît du reste ni la nature des démarches que Renaud Icard a pu entreprendre ni même surtout aucune des lettres de celui-ci puisque l’essentiel des archives de Lehnert est désormais perdu. Reste donc ces trois lettres et les précieux renseignements sur les photographies retrouvées. Lehnert mentionne en effet l’envoi à Icard de plusieurs épreuves. La lettre du 3 janvier 1932 décrit deux tirages inédits rehaussés à la gouache d’après des photographies prises avant 1914 mais qui  « n’ont jamais existé dans le commerce et que j’ai tiré exprès pour vous ». Nicole Canet a retrouvé ces deux tirages : « Le garçon (buste) existe dans le catalogue et porte le numéro 2063. C’est un jeune arabe de la race kabyle qui m’a porté mon appareil photographique pendant mon séjour à Alger. L’autre (nu) est un jeune arabe (le corps est sans retouche, les arabes ont la coutume de raser les parties sexuelles) de Hammamm Meskoutine (Algérie). Egalement un porteur ». Ces deux tirages évoquent bien sûr l’une des trois séries de chromolithographies des années 1920 dont on peut donc attribuer à Lehnert lui-même le travail mixte de coloration à la gouache et au pastel qui précède la reproduction photomécanique. Le garçon kabyle dont parle Lehnert n’est autre qu’un des modèles favoris du photographe. Il pose en effet sur plusieurs scènes de groupe dans un palais algérois et surtout seul, dans une fameuse série dont il existe au moins trois versions plus ou moins dénudées, compositions picturales inspirées par Ingres, Léonard de Vinci et Caravage que Renaud Icard appréciait particulièrement. Quant au « jeune  arabe de Hammam Meskoutine », c’est le garçon noir dont Nicole Canet présente également des tirages des années 1930 à partir de négatifs antérieurs à 1914 : poses au naturel en extérieur mais aussi cette belle attitude dans le mouvement du corps qui enveloppe une poterie fixant la lumière autour de la peau sombre du modèle.

Dans sa lettre de 1934, Lehnert évoque enfin l’envoi de photographies nouvelles. De cette série réalisée vers 1933, voici donc l’ensemble le plus complet publié à ce jour avec pas moins de sept numéros.
Un turban et la fameuse table en marqueterie y dialoguent avec des formes géométriques et un décor très années trente. Le corps du garçon ne correspond sans doute pas à l’idéal gréco-romain fantasmé par Icard mais les photographies plaisent : « Les numéros que vous avez choisi sont tous du même modèle, un jeune étudiant arabe de 16 ans environ qui parle le français et pose avec une grande compréhension. Les poses sont tout-à-fait récentes et les épreuves en votre possession sont les premières que j’ai tirées ». « L’album de Nicole Canet » propose également quelques tirages plus anciens qui complètent notre connaissance de l’opus masculin de Lehnert. La série étonnante où deux jeunes hommes posent nus en pleine nature est par exemple antérieure à 1908. Tirages rarissimes et confidentiels où Lehnert abandonne encore les effets picturaux pour un naturalisme finalement très moderne car dépourvu de tout artifice, de surcroît avec deux jeunes hommes du même âge mais d’origine différente. Un lit et une poterie sont les seuls accessoires d’un dialogue forcément muet, rejetant les mises en scènes du moment inspirées par l’antiquité ou l’orientalisme. A relire Lehnert dans les années trente, comment ne pas évoquer déjà le naturisme en lieu et place d’une thématique « maître et servant » très affaiblie par l’égalité qu’inspire la nudité des corps d’âge très proche ? D’autres saynètes d’un autre genre s’inscrivent dans un jeu de reconstitutions désormais plus datées où l’Orient et l’Antiquité servent d’alibi à vrai dire interchangeables. Et d’évoquer aussi ces bordels de garçons dont chacun connaissait l’existence et dont la nature exclusivement coloniale ne résiste pas à l’étude de l’histoire des éphèbes en Terre d’Islam : fascination réciproque entre deux mondes qui se rejettent chacun la nature illicite d’un désir que l’on ne doit pas « révéler », celui, pourtant, d’Abu Nuwas pour les échansons chrétiens à la peau claire comme celui de Gide pour
 « ce qui reste de soleil sur les peaux brunes » (5)…


***
 

Si cet album de nus n’est resté qu’un projet, l’échange avec Icard a cependant remis Lehnert au travail. Certes, l’élan créateur de Lehnert se limita entre 1933 et 1934 à quelques tirages rarissimes, ébauche avortée d’un possible « orientalisme art déco » et surtout d’une avancée plus décisive vers la représentation de nus masculins, fût-elle réalisée sur commande. N’y trouve-t-on pas aussi un jeune noir photographié dans une pose des plus décentes mais dans le jardin même de la maison de Lehnert, à Sainte-Monique. Pour la postérité, le Rudolf Lehnert des années trente demeure donc encore tel que le représente Henri Saada sur une caricature de 1935« le » photographe de Sidi Bou Saïd, pique sans doute un peu cruelle pour celui qui avait jadis inondé le marché mondial mais qui, en effet, contemplait désormais chaque jour le panorama grandiose du village auquel il avait dédié son âme. Loin de faire pour autant de Rudolf Lehnert le successeur du baron von Gloeden, et encore moins un disciple de Gide (!), chacun savait cependant que les charmes de Sidi Bou Saïd n’avaient alors rien à envier à ceux de Taormina.…

 Michel Mégnin

(Remerciements à Jean-Loup Salètes et à Laurent Méric pour leur relecture).


 

NOTES

(1) Salètes Jean-Loup : Un Lyonnais et un Caluilard méconnu … 2004, sur le site www.miressance.com
(2) « Comme végétarien, j’avais fait avant la guerre plusieurs voyages en plein désert en couchant toujours en plein air sur le sable, qui prend la forme du corps. La Tunisie est le pays par excellence pour le camping et surtout le camp au désert dans les hautes dunes (de 20 mètres et plus) est plein de poésie. Vous trouvez chaque 30 kilomètres un bordj (blockhaus) où vous pouvez dresser votre tente dans la cour. Le gardien du bordj vous procure de la nourriture. Vous trouvez parmi des arabes ou des nègres des excellents cuisiniers qui parlent bien le français et qui sont très honnêtes ».  
(3) Catalogue Lehnert & Landrock, 1922
(4) Colin René-Pierre : « Un hôte lyonnais d’André Gide », in Bulletin des Amis d’André Gide, janvier 1985.
(5) Michel Mégnin : « André Gide, Rudolf Lehnert et la poésie arabe, images et réalités de la pédérastie en terre d’Islam » in BAAG, avril 2005. Voir aussi Tunis 1900, L&L photographes à Tunis, Paris-Méditerranée, 2005

 

           
       Pour retrouver notamment les photographies évoquées dans ce texte, ainsi que les trois lettres de Rudolf Lehnert reproduites en fac-similé, commandez le livre publié par Nicole Canet
                                                                                                                            
(avec textes traduits en anglais-english translation of all texts) 

                                                                                                                                                www.aubonheurdujour.net
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copyright Michel Mégnin
février 2010


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