LE TEMPS

Tunis, lundi 18 décembre 2006

 

Rencontre avec Michel MEGNIN et Hamideddine BOUALI 

 "États de la photographie entre le malentendu visuel et la responsabilité du commissaire d'exposition"


Un mois environ après la tenue de l'exposition " L'image révélée " organisée conjointement par l'Institut Français de la Coopération et de la Municipalité de Tunis, (20 septembre -4novembre 2006) suivie des rencontres - débats sur le thème "Image et identités ", il nous a paru utile et enrichissant de tirer les enseignements de ce que pouvait nous offrir un tel événement artistique à savoir, une rétrospective de l'œuvre photographique de Lehnert & Landrock encore mal connue par les Tunisiens.

Pour mieux comprendre les contours de cette manifestation et en apprécier l'impact, nous avons invité deux spécialistes de la photographie qui ont suivi de loin et de près l'heureux événement :
Michel MEGNIN est historien de la photographie et réside à Toulouse.  Il est l'auteur d'un livre intitulé : TUNIS 1900, Lehnert & Landrock photographe, paru simultanément aux éditions Apollonia (Tunis) et aux éditions Paris Méditerranée (France). L'autre, Hamideddine BOUALI est photographe et réside à Tunis. Fin connaisseur de l'histoire de la photographie en Tunisie, il est organisateur de stages de photos, Vice-président des Rencontres internationales de photographies de Ghar El Melh.
 
Le Temps - L'exposition " L'image révélée " conçue il y a environ un mois par l'Institut Français de Coopération, se voulait, selon ses propres termes, " une présentation de photographies orientalistes de Lehnert et Landrock qui dialogueront avec des créations contemporaines de onze artistes tunisiens et originaires du monde arabe (Algérie, Egypte, Maroc) sur le thème  image et identités ". Après le passage de cette exposition, ne croyez-vous pas qu'elle a eu ce mérite de nous permettre de jouir totalement de notre libre-arbitre ?


M. MEGNIN - J'exprimerais d'abord un regret, celui que l'événement n'ait pas été exclusivement consacré à Lehnert, surtout à Tunis ! A trop vouloir faire, ou bien faire, on a finalement affaibli la perception et la compréhension des deux composantes du dialogue que l'on nous avait annoncés. Maintenant, je ne peux m'empêcher de rebondir d'abord sur le mot " jouir " qui a, pour nous autres, Roumis, une connotation sensuelle très affirmée : jouir, jouissance... Cela renvoie évidemment au plaisir. Que les visiteurs aient pris du plaisir à découvrir les photographies et les œuvres exposées, cela reste du jugement de ces visiteurs, et s'agissant des photographies de L&L, il semble qu'il y ait eu unanimité. Maintenant, sur le libre-arbitre, pour que celui-ci s'exerce, car il s'agit aussi d'un exercice intellectuel, celle de l'expression d'une subjectivité " en toute connaissance de cause ", cela me paraît plus problématique. Nous sommes surtout restés, me semble-t-il, dans le " désir " exprimé par les commissaires. Mon discours sera fortement handicapé, je le sais, par le fait que vous me demandez de commenter une exposition que je n'ai pas vue pour des raisons de santé, même si j'ai été co-initiateur du projet L&L, puis associé à titre consultatif à l'organisation, et, de plus, à l'écoute assidue de ce qui s'est dit et fait. J'ai donc pu constater que les objectifs de chaque commissaire n'étaient pas les mêmes. L'un souhaitait " décoloniser le regard " et donc présenter Lehnert au même titre que les artistes contemporains. Je crois que les deux autres  souhaitaient " utiliser " ces images pour affirmer la différence de la création contemporaine. Double démarche peu cohérente peu propice au libre-arbitre. De plus, le libre-arbitre est un droit dont on ne peut vraiment " jouir " qu'avec un minimum (dans mon esprit, c'est plutôt un maximum) d'informations, lesquelles n'ont été délivrées qu'au compte-goutte et trop tard, lors du colloque.


H. BOUALI - Je pense que toute manifestation qui ambitionne de déployer, en plus ou en marge des œuvres artistiques, est toujours respectable quand elle s'accompagne d'un côté pédagogique. Les organisateurs de " L'image révélée " avaient sûrement l'intention de créer une dynamique de réflexions et d'échanges. Toutefois je n'irais pas jusqu'à dire que cette manifestation nous a permis, de jouir de notre libre-arbitre d'une manière particulière. Lors des deux précèdentes éditions du Mois de la Photo organisées par la Municipalité de Tunis et aujourd'hui avec les Rencontres de Ghar El Melh, nous avons toujours eu l'occasion de discuter de la photographie toutefois, un débat n'est jamais de trop. Le libre-arbitre, la capacité à comprendre et à accepter l'autre (avis), la faculté à prendre du recul, et pour embrasser un champ plus large se fructifient davantage par la discussion. Néanmoins,  le débat auquel je m'attendais, et dont la principale question aurait pu être résumée en ces mots : " Lehnert est-il, tout compte fait, un artiste porté par un rêve, un idéal innocent et un imaginaire louable sans aucune arrière-pensée ou alors un photographe pourfendeur en images exécrables d'une industrie coloniale et sulfureuse ? " n'a pas eu lieu. Aujourd'hui après l'exposition des œuvres de Lehnert et une série de conférences d'une grande tenue - mais n'ayant qu'un lointain rapport avec ce sujet, on demeure sans réponses parce que cette question n'a même pas été posée. Je reprendrai à mon compte cette formule finement utilisée par Henri Tincq (éditorialiste du journal Le Monde) - à l'occasion de la visite du Pape en Turquie - " ce voyage (dit-il) est une chance et un risque ". L'exposition des oeuvres Lehnert a aussi été bien organisée. Cette manifestation avait une chance de gommer des malentendus et de fructifier nos efforts de compréhension. Le risque aurait été une fois de plus, de tourner le dos à des circonstances pas encore complètement élucidées. 
 

L.T. - Force de reconnaître qu'une tache d'ombre est venue cependant, perturber la sérénité d'une exposition partie pour être un dialogue de cultures. Certains ont invoqué la censure, d'autres ont déclaré que des photos équivoques ont été retirées peu avant l'exposition par respect de la bienséance. Qu'en pensez-vous ?


M. MEGNIN - Je pense que le respect de la bienséance n'est pas une notion suffisante, car beaucoup trop subjective. Sur ce terrain, la question à poser est d'abord de savoir si la préparation de l'exposition s'est accompagnée d'un travail préparatoire et collectif à Tunis pour que ce concept de la bienséance soit débattu avant et non quelques jours ou quelques semaines avant l'exposition, à moins d'avoir vraiment voulu choquer la subjectivité de certains dès le départ. Il faut alors questionner la représentation diplomatique de la France et tous les commissaires sur le principe de " coopérer " avec cette représentation. D'un autre côté, et cela est le plus important, il y a des lois. La question est aussi de savoir si les images retirées étaient légalement exposables ou non, et en cas de vacance ou de subjectivité prépondérante, revenir au concept de " coopérer " et cela, le plus tôt possible ! Ce qui, manifestement, n'a pas été le cas. A moins, une fois encore, qu'il y ait recherche préméditée d'un scandale pour certains.


H. BOUALI - Ce qui s'est passé à Tunis il y a trois mois trouve un écho aujourd'hui en France. Un célèbre acteur de la vie artistique et ex-directeur d'un centre d'arts plastiques contemporain est accusé d'avoir " diffusé des messages violents à caractères pornographiques ou contraires à la dignité accessibles à un mineur ". Je n'ai pas compris cette mise en accusation puisque les organisateurs ont pris soin de faire éviter aux mineurs les œuvres les plus éprouvantes. A Tunis, les œuvres ont été tout simplement retirées.
En analysant cette affaire on comprend que ce n'est pas à l'art qu'on se prend mais à l'accessibilité d'œuvres " difficiles " à un public non averti. Ce débat, celui à propos de la sacro-sainte liberté totale de l'artiste est un terrain miné. Celui qui s'aventure à montrer les limites, la frontière qui sépare ce qui acceptable aujourd'hui de ce qui est intolérable (pour le moment) est tout de suite accusé de censeur. La différence réside dans la nuance à faire entre la liberté d'expression permise et accordée à tous (pourquoi limiter ce privilège aux seuls artistes ?) et le devoir de précaution de celui qui est appelé à mettre en scène cette même œuvre. 
D'autre part , l'artiste ne peut simultanément demander une protection juridique le prémunissant du plagiat et du piratage et se déclarer non concerné, par d'autres lois ou codes - le code de la protection de l'enfance en l'occurrence. Certains voudraient que les artistes soient des êtres exceptionnels, jouissant d'une liberté sans limites et agissant en dehors de la loi. Une loi n'est efficace que si elle est égale pour tous.
Si nous exigeons une immunité de l'art nous nous trouverons alors face à un problème sans solutions. Comment alors juger si untel est artiste ou non ? Tant qu'on confond l'acte de créer, d'imaginer, de rêver - salutaire et de toute façon impossible à censurer - et celui de présenter cela au public, on se retrouvera avec des situations inextricables. L'opposition de ces deux réglementations (celle du droit de s'exprimer et celle de la protection de l'enfance) pourrait paraître un paradoxe cornélien l'un éliminant l'autre. Sauf qu'il est dit (en tout cas dans le code de la protection tunisien) que la protection de l'enfance est prioritaire sur toute autre loi. Alors soyons humains. Qui se risque à subir le préjudice : le jeune modèle photographié hier dans une situation équivoque, d'autant plus scandaleuse qu'il ignorait ce que l'on fera de son image ou l'organisateur de la manifestation à qui on demande de les retirer tout simplement parce qu'inappropriées ?


L.T. - Ne sommes-nous pas en train de vivre une époque où le " nu " ne serait pas aussi chaste qu'on ne le pense ? On pourrait aussi poser la question autrement. Exposer aujourd'hui des photos de Lehnert, ne demeure-t-il pas une chose délicate ?


M . MEGNIN - D'abord, et même en France, exposer des nus n'est pas aussi " chaste " que vous semblez le penser. Surtout en photographie ! Je dirais même qu'un trop " politiquement correct " et un retour à une morale réactionnaire (retour vers le passé) est très sensible en France, du moins depuis une dizaine d'années. Quant à Lehnert, le retour de cette morale et le débat sur le colonialisme en France rendent effectivement plus difficile aujourd'hui " l'exposition " de certaines de ses photographies, d'autant que l'on commence à découvrir des images beaucoup moins lisses et " académiques " que celles dont on avait pris l'habitude de se satisfaire, ce qui pour moi, n'induit pas un jugement de valeur négatif sur cet académisme " rectifié ", et ce qui rend encore plus indispensable la recherche de dialogue avant toute exposition.


H. BOUALI - Le nu n'est pas un sujet comme les autres. Il est avec le portrait, une thématique qui met le spectateur dans une situation de voyeur.  Si avec les autres formes d'expression le sujet n'est qu'une transcription indirecte de l'individu représenté, en photographie il n' y a pas de rupture de signal, elle est donc à la limite de la réalité. Le personnage nu figurant dans cette photographie, même s'il s'agit d'une mise en scène allégorique ou onirique, a bien existé, avec cette apparence, devant l'objectif du photographe. Le peintre ou le graveur peut très bien accomplir son œuvre sans avoir de modèle à bout portant. Bon nombre de peintres orientalistes n'ont jamais quitté leur atelier pour le devenir.  Puisque la photographie d'un nu est une réactualisation de la scène originelle, comment voulez-vous qu'elle soit toujours chaste ? Les nus diffèrent ; Edwards Weston a réalisé des nus innocents, ceux d'Abou Gharib sont vulgaires voire criminels, certains de Lehnert étaient équivoques, les portraits de Richard Avedon sont par contre des nus habillés! ...  

L.T.- D'autre part, il fallait faire la part des choses : le vieux démon du colonialisme s'est immiscé dans cette " représentation mitigée" de la Tunisie du début du XX° siècle. La corrélation qui existait entre colonialisme et nus d'enfants dans l'œuvre de Lehnert n'était -elle pas d'emblée source de malaise ?


M. MEGNIN - Franchement, je n'arrive pas à comprendre cette exclusivité dans la " corrélation " que vous établissez entre le colonialisme et les nus d'enfants. Cette corrélation peut s'appliquer de la même manière à la représentation de la femme ou à l'idéalisation d'un monde qui n'était pas si " beau ". " Décoloniser le regard " est une entreprise de longue haleine, surtout pour le pays qui a subi ce colonialisme, mais il y a aussi le sentiment de culpabilité qui en France parasite aussi ce regard. Il faut d'abord régler, si tant est que cela soit possible, la problématique du colonialisme avant que l’on  puisse changer " en toute connaissance de cause " le regard que l'on porte sur des images qui dérangent. C'est pour cela qu'un colloque généraliste sur l'identité et l'image était, au final, une bonne idée même si l'œuvre de Lehnert est atypique et que cette originalité n'a peut-être pas assez été prise en compte dans les commentaires que j'ai pu lire. Cela méritait selon moi une journée du colloque à part, et, si j'avais eu à choisir, peut-être davantage le dernier jour du colloque que le premier ! Et dans tous les cas, de programmer bien plus tôt (à mi-exposition ?) ce colloque.


H. BOUALI - Il serait, quand même, curieux qu'une exposition qui présente les œuvres d'un photographe ayant exercé à Tunis au début du siècle n’invoque pas les circonstances de leur réalisation ! Aujourd'hui l'histoire revient à la mode, peut-être l'effet fin (ou début) de siècle. Les recherches historiques sur la colonisation, ses méfaits certains et ses bienfaits collatéraux ou l'inverse selon les écoles de pensées, rejoignent directement l'actualité. Les lois Taubira, celles à propos du génocide arménien, les longues diatribes à propos de l'émigration, les écarts involontaires ou provocateurs de penseurs, de caricaturistes ou d'intellectuels à propos de convictions intimes et sacrées d'un cinquième de l'humanité ne sont-ils pas un écho d'une histoire jamais complètement assimilée, comprises et surtout assumée ? Ibn Khaldoun dont nous célébrons cette année les six cents ans donnait autant d'importance à l'histoire qu'à l'actualité. Ces deux concepts forment un continuum primordial pour comprendre le monde et les malentendus qui le minent.
Justement, y a-t-il corrélation ou causalité ? Si Lehnert était venu en Tunisie avant la colonisation l'aurait-on accusé d'être le " salarié anonyme (sic) de l'impérialisme colonial " ? Bien évidemment non. Certains critiques qui n'ont pas comme principale qualité la nuance n'auront pas de difficulté à trouver d'autres formules pour le stigmatiser. Pour moi, Lehnert était un grand artiste photographe, mais comme dans toute œuvre d'importance, des zones d'ombre demeurent : une infime partie de sa production fut nuisible pour le reste, faisant (encore) obstacle à l'appréciation de l'ensemble. Cependant rares sont les œuvres d'importance qui sont dénuées d'un quelconque hiatus.


 
L.T. - Cela parîit aujourd'hui évident que cette exposition a non seulement  été un évènement marquant, mais a aussi suscité un débat assez visible dans la presse nationale. Finalement c'est quoi qu'il faut retenir : les réactions de la presse ou celles des spectateurs, pourquoi ?


M. MEGNIN - " Les deux, mon capitaine ", comme l'on dit en France ! La presse s'est fait le relais de la parole des commissaires,  même s'il est vraiment très regrettable qu'Alain Fleig, commissaire pour Lehnert & Landrock, ne se soit pas exprimé du tout. Il y a eu aussi quelques commentaires plus indépendants, mais, dans le dossier de presse que j'ai constitué, je n'en trouve que trop peu. La presse locale s'est trop souvent fait le relais du discours des organisateurs (et pas de tous...) et pas assez celle de la pensée individuelle et donc subjective. Quant aux spectateurs, je ne peux parler de ce que je n'ai pas vu ou entendu. On me dit que le livre d'or ne tarit pas d’éloges, du moins pour Lehnert. Cela ne me satisfait pas. Ce qui a été montré a plu, bravo, mais ce n'est qu'une partie infime d'une œuvre. Y compris sur le thème de l'identité et de l'image, la problématique des origines berbères et du passé antique Carthage, Rome, n'a pas été évoquée. Tout est resté sur la représentation du corps. L'image et l'identité ne se limitent pas à la problématique du corps et de l'apparence, mais aussi à l'héritage culturel que des siècles et des millénaires ont construit. Sur le sujet même de l'exposition croisée, je crois donc que l'œuvre de Lehnert porte des questionnements qui ont été mis de côté. Par ailleurs, je n'approuve absolument pas cette idée énoncée sur France Culture que " l'essentiel de l'oeuvre de Lehnert réside dans les scènes avec les nus " ! Cela est grotesque et démontre, au-delà de la sensualité de la majorité des clichés, " sensualité et spiritualité " comme l'a pourtant très bien écrit Alain Fleig, un manque flagrant de pratique assidue d'une oeuvre que l'on ne fait que découvrir peu à peu, notamment et n'en déplaise aux artistes ou historiens grâce aux cartes postales si critiquées !


H. BOUALI  - Les deux à la fois. Une étude comparative des commentaires de la presse et des impressions du public pourrait prouver si la presse a joué son rôle. Un critique se doit d'offrir des propositions de lectures, de mettre en perspective l'œuvre avec l'époque de sa genèse et aujourd'hui puis d'exprimer son avis personnel. Pourquoi nos journaux analysent et portent des jugements très argumentés et assez personnels à propos de la peinture, du cinéma et du théâtre mais se contentent, la plupart du temps, pour les expositions de photographie de rendre compte de l'événement ? La photographie tunisienne ne pourra avancer, se diversifier et inventer une nouvelle vision que si l'on se décide à dire aux photographes ce que valent leurs œuvres et au public ce qu'il est intéressant de voir et ce qu'il faudra éviter. La corrélation critique objective avec public averti est plus que directe.


L.T. - Pour éviter d'être resté sur la sensation d'une rétrospective tronquée de l'œuvre de Lehnert, comment selon vous, auriez-vous traité cette question des nus d'enfants qui occupe malheureusement une part importante dans l'œuvre de Lehnert ?


M. MEGNIN - Encore une fois, je crois que vous accordez trop d'importance à ces nus. Ils existent et posent la problématique la plus visible. Mais ne pas exposer des femmes nues non épilées,  n'est-ce pas aussi une rétrospective tronquée ? Je ne crois pas que l'on ait exposé non plus des nus de femmes adultes " orientales " et je pose la question, sachant que certaines de ces photographies étaient prévues, où sont-elles passées ? Sauf erreur de ma part, il n'y a eu que des nus de femmes occidentales. Quant à votre " malheureusement ", je prends le risque de le remettre en question : les enfants occupent dans l'œuvre de Lehnert la part qu'ils représentent dans la démographie de la Tunisie de cette époque. Les mettre en scène comme il l'a fait est un autre problème que l'on pourrait aussi discuter. Et quant à les exposer ou pas, je m'en serais remis au droit juridique (et non à la bienséance), et une fois encore, en cas de vacance, mis en place en concertation avec les coorganisateurs tunisiens, un coin " interdit aux mineurs ", à partir du moment où on accepte de faire la différence entre un public adulte et un public de mineurs, ce qui est le cas en France. Mais c'est aussi, comme je l'ai déjà suggéré, poser la différence de statut entre la photographie et les autres arts, débat qui nous prendrait des heures. Sachez qu'en France, le droit ne s'attaque aujourd'hui, sans préjuger de ce qu'il dira, qu'à une seule exposition de photographies contemporaines avec des enfants, et que pour l'instant, " heureusement ", les photos qui appartiennent à l'histoire de la photographie ne sont pas remises en cause d'un point de vue strictement juridique. Je fais ici allusion à la mise en examen d'ailleurs très controversée d'un commissaire d'une exposition comportant des photographies contemporaines d'enfants qui ont posé problème, ce qui n'aurait pas été le cas en France il y a vingt ans. En ce qui me concerne, je me battrai par la force de mes convictions à que, quoi qu'il arrive au bout de ce procès, les œuvres du passé soient respectées comme témoignage nécessaire d'une pratique ou même d'une idéologie, si cela est perçu comme cela, condamnable.


H. BOUALI - Une exposition est un événement qui s'étale sur le temps et s'organise dans un espace. En France pour l'exposition qui a suscité des remous on avait réfléchi à propos du parcours des visiteurs donc en aménageant l'espace, moi j'aurai plutôt collaboré avec le temps. La principale difficulté étant de trouver une formule qui puisse donner à voir sans montrer. Je ne joue pas avec les mots, mais j'essaye tant bien que mal de nuancer mes propos, et de faire des compromis,  beaucoup moins aux dépends des artistes. J'aurai bien voulu avant le vernissage de l'exposition voir des traces d'un travail de prospection (un inventaire des expositions similaires et les commentaires qu'elles avaient suscités), avoir assisté à la réalisation d'une campagne de presse afin de préparer le terrain, puis enfin n'exposer que des nus d'adultes ( qu'ils soient autochtones ou occidentaux) comme ce fut le cas.
L'ouvrage de Michel Megnin et son site Internet sont incontournables pour comprendre l'artiste, dont la partie de l'œuvre inexposable au grand public aurait du être projetée le premier jour des débats. Deux conférenciers, l'un français et l'autre tunisien, auraient pu donner leur point de vue sur les photographies projetées. Une image projetée est virtuelle, elle ne dure que quelques secondes n'ayant donc pas d'existence propre. Cette démarche aurait eu le mérite d'être scientifique soumettant les œuvres en question à une présentation et un commentaire croisé nécessaire. Le public présent aux débats - donc averti - aurait alors été respecté puisque Lehnert aurait fait entendre sa voix. Dire aujourd'hui, comme le rapportent les journaux français à propos de l'affaire de Bordeaux, qu'il est paradoxal d'interdire à l'art ce que l'on permet (ou on tolère) aux campagnes publicitaires, Internet et la télévision est vraiment inconscient. Ce n'est pas parce que des écarts sont constatés qu'il faudrait ouvrir la porte à tous les excès...cette logique n'a pas de limite.
Imaginons une société ou tout pourrait être dit, montré, exposé devant tout le monde. Cette utopie n'est possible que dans un pays idéal. Un des rôles de l'art, en tout cas pour moi, est la pédagogie. Etape par étape en choisissant méticuleusement titre, date, lieu, les œuvres transgressives d'aujourd'hui pourraient être exposées demain. Le cinéma et le théâtre tunisiens sont un bel exemple de cette marche à pas lents mais réfléchis. Programmer sans prendre le pouls du public ciblé, croire que ce qui est acceptable dans un pays l'est forcément dans un autre ou ignorer le poids de l'actualité est une faute inadmissible pour un commissaire d'exposition. Celui-ci ne doit pas oublier que son rôle se situe au milieu d'un triangle dont l'artiste à travers son œuvre, la société par le public ciblé et le développement de l'art forment des pôles d'égale importance.

 

L.T.- En définitive, quel bilan êtes-vous en mesure d'établir après tout cela ?  


M. MEGNIN - L'enseignement le plus riche est que l'exposition soit perçue par certains, y compris par les frustrations qu'elle a pu engendrer, comme le point de départ possible d'une réflexion et d'un dialogue où les opinions ne sont pas fixées dans le marbre. Même si je m'interroge parfois sur l'égalité du dialogue tel que j'y participe. D'un côté, vous avez la possibilité de tout dire sur ce qui se passe ou se fait en France, mais sur un exemple très précis concernant une image de Lehnert repris par des chiites en Iran, je n'ai pas eu cette possibilité. D'un côté, j'apprends peu à peu à comprendre la subtilité du rapport à la sexualité que vous avez, ce que j'ai parfois interprété trop facilement comme de l'hypocrisie et qui évidemment est bien plus complexe. Mais de l'autre, je crains, à tort ou à raison, la perception d'une opposition irréductible entre une logique laïque et une pensée religieuse. Cela existe en France, y compris avec la logique chrétienne, et cela se passe souvent très mal. Mais le plus important restera pour moi cet enrichissement personnel par le partage d'une amitié et d'une passion avec un ami collectionneur tunisien que je tiens à saluer ici, M Iadh Bahi, sans lequel l'exposition n'aurait pas pu avoir lieu, et par l'écoute et le dialogue que vous avez organisés, à partir de notre propre échange, avec M Hamideddine Bouali dont j'admire réellement l'œuvre pédagogique qu'il mène en Tunisie en faveur du développement de la photographie. Je le rejoins entièrement sur la nécessité de ce travail réciproque d'écoute et de dialogue qui a tant manqué dans la préparation de l'exposition dont nous parlons ensemble. Je persiste et je signe en prétendant (partialement ?) que l'oeuvre de Lehnert est la plus digne d'alimenter ce dialogue et cette écoute, car en posant les défis les plus redoutables à relever, c'est par elle que nous pourrons savoir si nous pouvons avancer ensemble sans pour autant nous renier. Ce que le poète et essayiste français Gabriel Audisio appelle dans son livre magnifique sur la Tunisie (Sel de la mer) " vers une synthèse méditerranéenne ", synthèse qui part du constat de toutes les différences en refusant tout totalitarisme, intellectuel, religieux ou culturel. Et je vous dis à tous : à bientôt à Tunis, pour reparler ensemble de Lehnert, et de Landrock !


H. BOUALI -  Cette manifestation a eu tout d'abord le mérite de me permettre d'établir une relation épistolaire avec Michel Megnin. Nous avons, bien avant la manifestation, entretenu une abondante correspondance. Nous nous sommes d'abord écouté, chacun donnant son avis sur " le dossier Lehnert ", l'homme d'abord puis son œuvre...Puis nous nous sommes entendus sur quelques points et avons conservé nos opinions sur d'autres. Un débat, c'est un échange de points de vue ; loin de la polémique racoleuse et au plus près de la vérité. Malgré nos divergences, que nous avons longtemps analysées, nous nous sommes respectés. Est-il prétentieux, ou légitime, d'affirmer que la manifestation " L'image révélée " aurait gagné en sincérité si elle était à l'image de ce dialogue, devenu public aujourd'hui par votre initiative ?


Entretien conduit par Slaheddine HADDAD, reproduit avec son aimable autorisation

Copyright Le Temps Tunis, 17 décembre 2006