EXPOSITION LIBRAIRIE TERRA NOVA, TOULOUSE, MARS-AVRIL 2006

 

Exposition et dédicace de "Tunis 1900, Lehnert & Landrock photographes"

Librairie Terra Nova, Toulouse, mars-avril 2006

(photo Ludo)

 

Rudolf Lehnert est né en Bohême en 1878, l’année du Congrès de Berlin où fut scellé le sort de la Tunisie. Puis, orphelin très tôt, il fut élevé par son oncle autrichien dans la grande capitale culturelle qu’était alors Vienne. Landrock lui, est né en Saxe la même année dans un milieu modeste, famille nombreuse dont les hommes étaient tous travailleurs dans la mine. Il gagna les premiers sous de sa vie comme vacher chez un voisin. Rien, à priori, ne destinait les deux hommes à devenir associés. C’est en 1903 que les deux jeunes hommes, âgés de 25 ans, se sont rencontrés en Suisse. Lehnert venait de terminer sa formation à Vienne dans la première école au monde où l’on pouvait apprendre la photographie, puis, après avoir parcouru l’Europe et notamment l'Italie, il s’était retrouvé à Palerme, n’ayant plus qu'onze heures de traversée pour découvrir les charmes de l’Orient et tomber amoureux de la Tunisie. Lors de ce premier voyage en 1903, il prit quelques photographies de cet "Orient révélé" qui enthousiasmèrent Landrock lors de leur rencontre. Les circonstances de celle-ci nous sont inconnu et pourtant, en 1903, quelque part en Suisse, les deux jeunes hommes se lièrent d’amitié et décidèrent de créer une entreprise de photographie d’art à Tunis.

Quand Lehnert et Landrock arrivent à Tunis en 1904, ils n’ont pas les moyens de s’installer sur la grande artère de la ville européenne, l’avenue de France, où leurs concurrents principaux se sont regroupés avec F. Soler et Photo-Garrigues, créée dès 1860 par l’appaméen Henri Jules Jean Garrigues. Non, c’est au centre de la médina, tout près du Souk des parfums et non loin de la Zitouna, la grande mosquée de Tunis, qu’ils habitent, au 7, rue des tamis. Ils y aménagent une salle pour le laboratoire dans une petite maison arabe et peut-être aussi un petit point de vente. Mais les débuts furent assez modestes, malgré une reconnaissance internationale des talents artistiques de Lehnert assez précoce car Lehnert était le photographe et Landrock le gestionnaire. C’est vers 1907 qu’ils décidèrent de sortir de la médina. Ayant assouvi leur fantasme de vivre à l’orientale, ils s’installèrent alors au 17, avenue de France et ouvrirent un premier magasin sous l’enseigne « Photo-Hall », puis en 1911, ce fut l'ouverture du grand magasin de prestige du 9, avenue de France. Après le succès international remporté par les tirages de luxe, les héliogravures et les cartes postales, succès dû au savoir-faire de l’artiste et au savoir-vendre du gestionnaire, l’histoire s’arrêta brutalement en 1914 avec l’arrestation des deux hommes pour espionnage et le séquestre sur leurs biens en tant que ressortissants germaniques. Mais elle recommença en 1924 au Caire quand les deux associés refondèrent une société après un bref interlude à Leipzig. La belle amitié se termina mal, Lehnert voulant sans doute terminer paisiblement sa carrière à Tunis avec la nationalité française, tandis que Landrock, très germanophile, lui imposa des conditions de rupture de contrat qui entraînèrent une brouille définitive.

L’oeuvre de Rudolf Lehnert ne fut rendue possible que par le contexte colonial qui lui permit, notamment, de réaliser les plus beaux nus jamais photographiés en Terre d’Islam. Cette transgression d’un interdit est-elle en soi définitivement condamnable, ne serait-ce que par la condition « dégradante » des modèles, très probablement prostituées ? Ou peut-on considérer aussi cette œuvre comme le témoignage d’un imaginaire (masculin) universel qui, en Islam, s’est exprimé jadis par l’art des miniatures et la poésie ? Quant aux portraits, les images de Tunis, du désert et d’oasis qui font l’essentiel de cette présentation, laquelle rend compte des différentes techniques utilisées par un artiste né du mouvement Art Nouveau ("l’Art dans Tout et l’Art pour Tous") a-t-on à faire ici à un imaginaire exotique mis au service d’une réalité coloniale et du tourisme, « un esthétisme facile et convenu » ou à l’oeuvre d’un artiste photographe véritable où, par sa subjectivité même, Rudolf Lehnert, copié par nombre de peintres et empruntant lui-même la couleur à la peinture, dialogue d’égal à égal non seulement avec les plus grands photographes de son temps mais aussi avec les plus grands poètes de l’Islam classique ?

L’œuvre de Lehnert & Landrock, oubliée pendant près d’un demi-siècle, ne fut redécouverte qu’avec les plaques de verre qui dormaient dans le magasin qui existe toujours au Caire, et avec des expositions et publications à partir de retirages modernes. Grâce à nos recherches, derrière des images, on commence enfin à découvrir le destin exceptionnel de ces deux hommes si différents et à mieux questionner ainsi une oeuvre, enfermée jusqu’à présent uniquement dans la problématique de l’orientalisme et du colonialisme.

Michel Mégnin

avril 2006