Premières Photos d'Identités d'enfants en Algérie (1855-1880)                                                                                                               Exposition réalisée en collaboration avec le site Luminous Lint
                                                                                       



ENTREE






On connaît le fameux conseil donné par Eugène Fromentin, peintre orientaliste et auteur de Un été dans le Sahara (1857) : « pénétrer plus avant qu’il n’est permis dans la vie arabe me semble d’une curiosité mal entendue. Il faut regarder ce peuple à la distance où il lui convient de se montrer : les hommes de près, les femmes de loin, la chambre à coucher et la mosquée, jamais ». 
Avec la photographie, cette distance que d’autres peintres avaient déjà outrepassée devint impossible à respecter et force est de constarer que beaucoup a déjà été écrit sur les femmes ou les chambres à coucher mais très peu sur les enfants dont Fromentin ne dit mot : " ce peuple"...

Il y a deux ans, j’ai participé à l’organisation de la première exposition Lehnert & Landrock à Tunis. A cette occasion, montrer des photographies de femmes nues a révélé l’opposition désormais classique entre ceux qui conçoivent une démarche artistique, ne fût-ce que pour mieux dénoncer un arrière-plan idéologiquement raciste, et ceux qui refusèrent toute autorisation d’exposer des photos de nu. Selon une raison invoquée, ces femmes n’étaient en fait que des enfants et, par conséquent, il fallait prendre en considération les droits spécifiques à l’exposition publique de la représentation photographique des enfants. La perception de cette représentation dépend en fait de considérations morales dont la versatilité a largement évolué selon le temps et l’espace. Il y a vingt ans, les nus évanescents de jeunes adolescentes de David Hamilton inondaient les médias occidentaux. Aujourd’hui, excédé par le syndrome pédophilique qui parasite désormais toute perception de photographies d’adolescents et d’enfants, Hamilton vient de refuser que son œuvre soit exposée à Lausanne à l’occasion de l’exposition Controverses qui présente une sélection de clichés ayant déclenché polémiques, scandales ou autres procédures judiciaires, depuis la photographie de la très jeune Brooke Schield jusqu’au cliché de Kevin Carter, Prix Pulitzer 1994, qui se suicida après la polémique sur sa photographie d’une jeune soudanaise guettée par les vautours : des enfants, encore…

Depuis 1856 et la "campagne" photographique de Félix Moulin, terminologie militaire s'il en est, l’Algérie fut le premier territoire colonial où les photographes ont pu s’installer et développer leur activité notamment grâce au procédé inventé par Eugène Disdéri, le portrait-carte ou CDV. De 1855 jusqu’à la fin du XIXème siècle, la CDV devint le moyen le plus important de diffusion de la photographie commerciale. Son étude révèle la composante sociale et culturelle de la représentation de la population locale par les différents studios mais aussi un portrait révélateur du public occidental qui acheta par millions ces petits cartons, objets de collection soigneusement présentés dans des albums spécialement conçus à cet effet. Ce qui ne veut pas dire, comme le voudraient (faire) croire certains, que ces images ne nous renseignent en rien sur la société traditionnelle locale.
Disdéri créa le portrait-carte pour valoriser et reproduire la position sociale de ses clients en utilisant au mieux les propriétés du négatif sur plaque de verre qui permettait alors une résolution supérieure aux calotypes, une duplication presqu’à l’infini, une pratique technique facilitée et un coût bien inférieur aux daguerréotypes. Les modèles payaient pour diffuser autour d’eux des portraits réalisés à l’égal de ceux des monarques ou des personnalités les plus célèbres du Second Empire. Quelques notables algériens firent de même, ainsi des caïds ralliés au régime impérial qui posèrent à Alger exactement comme certains pouvaient le faire dans les studios les plus prestigieux de Paris quand ils se rendaient dans la capitale de l’Empire colonial à l’occasion d’une invitation impériale ou, plus tard, d’une IIIème République encore plus généreuse dans sa distribution de Légions d’Honneur. L’émir Abd-el-Kader lui-même succomba aux séductions de ces studios. Les faux-décors parisiens étaient donc parfaitement appropriés à ces représentations de notables arabes ou berbères, et parfois même à leurs fils eux-mêmes…
Pour tous les autres enfants, la CDV est d’abord une représentation exotique ou pittoresque d’une personne que le photographe rétribue ou dédommage comme modèle pour vendre à son public occidental ce que l’on appelle déjà des « types algériens ». Beaucoup de ces photographes ne travaillaient en studio que comme portraitiste de la société européenne civile ou militaire mais certains vendaient aussi des vues et types d'Algérie pour le marché local et les visiteurs de passage. D’une certaine manière, la CDV précède donc l’iconographie coloniale de la carte postale, certaines présentant déjà des légendes (« titre indicateur » écrit Claude Portier dans son catalogue) et parfois même des annotations manuscrites. A la fin du XIXème siècle, avec le succès des premiers appareils Kodak et la possibilité de réaliser soi même son portrait, la CDV déclina inexorablement et laissa la place à la carte postale. Quelques photographes comme Alexandre Leroux, Arnold Vollenweider et surtout Jean Geiser réussirent alors cette reconversion industrielle et commerciale.

Notre sélection essaie de présenter plusieurs exemples représentatifs de la variété d’une production incluant des scènes en studio ou des prises en extérieur, un regard ethnographique ou une vision plus esthétisante : serait-elle fondamentalement différente de ce que l’on trouve alors en Egypte ou dans les Indes britanniques, tant les codes de représentation nous paraissent alors universels ? Mais c’est aussi une double invitation : certes, comparer ces "clichés" à ceux des enfants que l’on trouve aujourd’hui dans les médias mais se rappeler aussi que, par le passé, entre l'enfance et l’âge adulte, la notion d’adolescence n’existait pas. Dans la société musulmane traditionnelle, faut-il rappeler par exemple que les hommes se mariaient très souvent avec de jeunes filles prépubères (en Occident l’âge de consentement sexuel n’existait parfois pas non plus, comme en Angleterre avant les lois qui firent condamner Oscar Wilde) et que, comme en Occident, les enfants devaient travailler très jeunes ou mendier dans les rues ? N’oublions jamais que notre perception dépend aujourd’hui bien plus de notre propre regard et de nos propres codes que des intentions supposées du photographe et encore moins des pensées le plus souvent impénétrables des modèles eux-mêmes : tout dépend parfois d'un geste plus ou moins volontaire, d'un sourire que l'on voudrait rassurant ou de la "maîtrise" du photographe aussi terrible que la vulnérabilité plus ou moins complaisante dont témoignerait telle attitude d'un enfant ; le regard, surtout, et cet effet miroir dont il est si difficile de s'extraire entièrement pour y lire ce qui relèverait de la liberté ou de la fragilité, l'une n'excluant nullement l'autre... 
La violence que le photographe exercerait sur les enfants algériens grâce au contexte colonial est par ailleurs un sujet qui divisera encore et toujours, les uns soulignant par exemple que la production des studios contemporains installés à Istanbul n'a jamais proposé d'images comparables, les autres rappelant l'usage poltique de la photographie par les derniers sultans ottomans en se demandant s'il n' y avait donc pas d'enfants pauvres à Istanbul...

Cette présentation est enfin une occasion de découvrir des studios peu connus ou même inconnus à ce jour, et de souligner l’importance de la photo-carte dans toute étude de l’histoire de la photographie au XIXème siècle. 
Je remercie infiniment Alan Griffiths d'avoir accueilli cette exposition sur son site Luminous Lint, apprécié dans le monde entier pour ses incomparables richesses documentaires et la diversité des regards photographiques qu'il nous propose jour après jour, ainsi que pour la traduction en anglais de ce texte.

Michel Mégnin, Toulouse, juillet 2008, modifié 14 septembre 2008