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D'un point de vue artistique, la série consacrée aux vues de Tunis est sans doute la moins innovante et celle qui esthétiquement sacrifie le plus aux contraintes commerciales définies par LANDROCK avec les vues de la ville française: l'axe central de cette ville en était l'Avenue de France vers la Médina et l'Avenue Jules FERRY (ex Promenade de la Marine) vers la lagune
où trônait à son extrêmité  la statue du "grand homme" inaugurée en 1899. 
Entre les deux avenues se situait la Place de la Résidence avec, se faisant face, la cathédrale (avec deux vues qui la montrent en des étapes différentes de sa construction commencée dés 1882 sur l'emplacement du cimetière chrétien) et le Palais de La Résidence installé dans une villa blanche qui fut le premier batiment de la ville moderne construite à partir de 1860..

La Tunis occidentale

L'arrivée à Tunis depuis le port de la Goulette se faisait donc par l'avenue Jules Ferry où le mardi et le dimanche se donnaient des concerts de musique militaire
et où se trouvaient aussi le casino et les théâtres. 
Elle était coupée à angle droit par les Avenues de Carthage et de Paris "ces larges avenues bordées d'arbres, les cafés éblouis de lumières et l'air pourfendu de fils électriques" (1).

Ce monde ne semble guère inspirer LEHNERT, plus intéressé par le pittoresque et par l'intemporel. Les deux cartes du Tunisia Palace Hôtel "tout 1er ordre" est-il écrit au dos (partie d'un ensemble où l'on trouvait une sélection des clichés les plus célèbres de LEHNERT), sont bien sur une oeuvre de commande réalisée pour l'hôtel. Celui-ci, ouvert en 1902 et géré jusqu'en 1906 par la Compagnie des Wagons-lits était situé avenue de Carthage et il annonçait fièrement aux voyageurs qu'il disposait d'une chambre noire pour les photographes ! Magnifique specimen de l'Art Déco il a été hélas récemment démoli et on ne retrouve désormais tout son "kitsch" que sur les cartes de LEHNERT.

Cette Tunis occidentale fut construite dés 1860 sur la lagune remblayée selon la legende par une comtesse italienne au début du XIXème siècle et où selon Alexandre DUMAS, pullulaient flamands roses et oiseaux de toutes espèces. Elle était séparée de la ville arabe par la Porte de France, ancienne porte sarrazine frappée aux initiales de la République mais encore appelée en 1904 par les Arabes de son nom d'avant la colonisation "Porte de la mer" (Bab-EL-Bahr). 
Une légende rapportée dans le livre désormais classique de Myriam HARRY prétendait que la mer qui arrivait jadis jusqu'à la Porte finirait par recouvrir un jour cette Tunis occidentale si peu appréciée par les Européens eux-mêmes, surtout ceux qui avaient eu la chance de découvrir Tunis avant la construction de la ville nouvelle.

C'est là qu'arrivait l'Avenue de France, siège du magasin LEHNERT & LANDROCK (au n°9) qui s'agrandira d'année en année jusqu'à l'ouverture d'un second magasin, et aussi de tous les autres photographes ou distributeurs de cartes postales, concurents du passé ou contemporains: J.GARRIGUES (au n°9 pour le studio jusqu'en 1899 et au n°5 pour le magasin par la suite), F.SOLER (au n° 10 dés 1890) et PAVIA (neveu de SOLER qui prend la relève en 1908). Il y avait aussi les italiens COSTA, VALENZA (au n°2), les frères BISMUTH (au n°11) (2) et la librairie d'Emilio D'AMICO (au n°15) qui travaillaient avec NEURDEIN et les fils LEVY, Jules et C. SALIBA (au n°17) dont la librairie distribuait aussi VALENZA (2), Pierre LOUIT qui était installé 22, rue d'Italie et SMADJA qui distribuait les clichés de SCHEMKLI-SCEMAMA. Angel HAYAT et DECONCLOIT étaient aussi des éditeurs de cartes postales renommés. C'est de là surtout que partaient dans la Médina les deux anciennes rues franques, la Rue de la Casbah et la Rue de l'Eglise (aujourd'hui rue Jama ez-Zitouna, du nom de la Mosquée), à partir desquelles s'organisait un réseau inextricable de ruelles et d'impasses, certaines portant le nom d'un homme riche propriétaire d'une maison, parfois le nom d'une communauté (la rue des Andalous), un titre politique (la rue du Diwan, la rue du Pacha) ou celui d'un saint homme (Sidi-ben-Arous, Sidi-ben-Ziad, Sidi Mefreg) (3).
 

Une ville "exquisement arabe"

 

La mise en couleurs de cette ville arabe "exquisemenrt arabe, avec l'enceinte de son marché, blanche et dentelée, ses petits porte paniers bronzés, ses ânes surchargés d'oignons mauves et de piments écarlates....", donne lieu à de belles réussites comme le nègre musicien et la vue générale de Tunis, l'appel du muezzin, et surtout les rues de la vieille ville avec leurs arcatures si photogéniques, la rue des Andalous notamment dont chaque propriétaire, disait-on, gardait pieusement la clef millénaire de sa maison de Grenade ou de Cordoue: 
" Ce soir, mon coeur appartient à l'Andalousie; et comme justement nous pénétrâmes sous les arcades mauresques de la Rue des Andalous, 
Si Mohammed nous récita les vers des "Jardins de Grenade" et les regrets inassouvis des Fatimides..."(4)

LEHNERT y semble comme toujours moins intéressé par l'architecture elle-même que par les scènes qu'il y compose avec soin, quelques rares personnages animant toujours l'image par la présence d'une silhouette en mouvement ou d'une pose plus étudiée. De ce point de vue l'image de l'hôpital SADIKI nous laisse sur notre faim car derrière cette entrée des plus banales se cachait une"demeure radieuse avec son patio en marbre luisant, son puits pittoresque, ses arcades rayées blanc et noir et son alhambrique galerie, ancienne garnison beylicale dont...un chirurgien français a fait cette merveille entre toutes: une maladrerie où l'on a envie de rester, où l'on voudrait demeurer toute sa vie". (5)
En revanche le cliché célèbre : l'Entrée dans la Mosquée ( Djama Ez Zitouna ou Mosquée de l'olivier, parce que édifiée à partir de 732 sur un lieu où poussait un olivier géant) est un pur chef d'oeuvre. La composition verticale inédite à l'époque suggère parfaitement le mouvement de l'entrée et supprime fort opportunément un bec à gaz moderne placé à droite des marches en 1875. LEHNERT a aussi photographié les mosquées de KAIROUAN dont nous n'avons pas trouvé la trace en cartes postales et plus tard au Caire, il réalisera plusieurs séries sur les innombrables Mosquées de cette ville. Les visiteurs occidentaux qui cherchaient dans la ville arabe pittoresque et exotisme devaient souvent rêver devant les grandes portes cloutées des somptueuses demeures privées appartenant jadis aux hauts dignitaires, aux gros commerçants ou émigrés andaloux, regroupées notamment à proximité de la Casbah, aux endroits les plus élevés de la Médina. Si l'on excepte une rare façade décorée d'une maison arabe, ces portes ne semblent pas avoir intéressé LEHNERT, contrairement à NEURDEIN et GARRIGUES. Le peintre Alexandre ROUBTZOFF en a fait en revanche de nombreux dessins dans son carnet personnel (6).

 

Le "palais" de Rudolf LEHNERT

 

La maison arabe ou "dâr" (7) que l'on a presque déjà décrit à propos de l'hôpital SADIKI et que LEHNERT a le plus souvent photographié est, selon sa fille, sa propre demeure où sont ainsi campées diverses scènes de la vie quotidienne : c'est là qu'auraient été réalisés les innombrables portraits et scènes de harem. 

On y voit même la belle silhouette du vieux juif, propriétaire fictif de la maison, qui servit de modèle tant de fois à LEHNERT. L'élément le plus caractéristique de cette maison sont d'élégantes colonnes à base hexagonale et fût torsadé que le photographe utilisa à maintes reprises pour mettre en valeur ses modèles . 
Ce" palais" a toutes les caractéristiques du dâr tunisien traditionnel avec une grande cour dallée en marbre blanc, des faiences andalouses sur les murs, et des piliers en marbre qui soutiennent de hautes arcades cintrées et une galerie à colonnettes, la mise en couleur variable selon les versions ne faisant que mieux mettre en valeur l'ornementation intérieure qui contraste ainsi avec la sobriété de la façade sur la rue, haute muraille passée au lait de chaux. En revanche la fontaine centrale fait partie d'une autre demeure, plus richement décorée: celle du dâr ben abd-allah, acheté en 1905 par le peintre Albert AUBLET qui prêta au photographe sa riche demeure pour des scènes de genre trés convenables. (8)

D'autres photographies ont été réalisées dans un palais d'Alger selon les légendes d'un catalogue de vente L&L daté de 1933: c'est le cas des cartes 877 et 884 qui repésenteraient donc un palais de cette ville avec des figurantes dont une au moins est une des modèles préferées de GEISER et LEVY (voir "Harem"), représentées notamment sur les cartes colorisées par ADIA Nice. Enfin les cartes hélios sépia 222 ("fillette arabe") et 253 ("la maison des esclaves") montrent des extérieurs avec escalier, portique et colonnades qu'il est bien difficile d'identifier aujourd'hui, et d'associer à l'une de ces trois maisons (LEHNERT, AUBLET, Alger). Les autres images proviennent du pavillon arabe (Koubba) reconstruit sur la colline boisée du Belvédère pour le Sérail d'un ancien bey, le "Palais de la Rose" qui abrite aujourd'hui le musée de l'Armée. Quant au Palais du Bardo, résidence du bey, décrit par Alexandre DUMAS en 1846 comme un Palais de "Contes de fées", c'est alors un batiment défiguré par une rénovation à l'européenne entreprise en 1882 par le bey SADUK, et dont le Harem fut transformé en Musée en 1888.

 

Les marchés et les souks

 

Tunis était également fameuse pour la richesse et la variété de ses marchés et de ses souks que Myriam HARRY préferrait surtout en été "débarrassés des touristes et des guides vautours". Elle y décrit "le jeu du soleil à travers les toitures de bois qui tantôt balafre les gens à coups de sabre et tantôt les fait flamber comme des archanges dans une colonne de feu ", "ces échoppes grandes comme la main, plongées dans l'ombre, et où de vagues formes gesticulantes semblent toujours ourdir quelque complot, quelque ténébreux mystère"(9) sans compter l'enchantement des couleurs du souk des Tailleurs et celle des senteurs du souks des Essences (qui remonte au XIIème siècle) où l'on vendait des essences de rose et de jasmin à cinq francs le gramme "minces comme des stylets et jolis comme des lézards...sortis d'une boutique qui n'est qu'un placard de vingt centimètres de profondeur sur cent trente de large" (10). Pour un guide touristique de 1906, ces souks représentaient ainsi "une attraction unique au monde": "en parcourant ces longues voûtes qui s'entre-croisent, parmi la foule bariolée des acheteurs et des crieurs publics on réalise un chapitre des Mille et Une Nuits, on vit pour une heure la vie orientale, on cherche du regard le riche marchand de Bagdad et le khalife Haroun-al-Raschid ! Le spectacle des souks est un tableau de DELACROIX à transformations infinies" (11). Un voyageur écrit plus sobrement au dos d'une carte de LEHNERT représentant le quartier arabe: ceci "vous donnera une vue assez exacte de la ville arabe et de l'animation qui y règne: celà épate toujours les touristes" !

LEHNERT photographie ainsi l'animation de ce quartier en privilégiant les petits métiers et les marchés de plein air dont les femmes ne sont nullement exclues, marchande de couscous ou fabricante de tapis, (rôle d'ailleurs jouée par le même modèle!), mais dans les souks l'homme seul possède le pouvoir d'acheter et si un Souk est dévolu aux femmes c'est uniquement comme vendeuses.: un de nos voyageurs s'en offusque et indique avec exagération au dos d'une carte envoyée en France: "Les femmes ne peuvent pas sortir de chez elles et ne peuvent aller au marché" pour conclure par un "Je n'aimerais pas vivre ici" définitif! Dans ces souks peut s'exercer parfois le talent de portraitiste de LEHNERT et surtout son incomparable sens de la composition; à cet égard le fabricant de chapeaux est sans doute l'une des ses plus belles oeuvres, qui va bien au delà de l'anecdote des autres réalisations et que la mise en couleur ne trahit nullement. Au Caire, LEHNERT rééditera sa réussite (en noir et blanc) avec un "libraire" qui retranscrit cette même unidimensionnalité de l'espace propre à l'art islamique, reflet aussi de l'exiguité de ces échoppes- placards!
On comparera ces images avec des clichés intéressants bien que moins polychromes que les cartes de LEHNERT, cartes visiblement d'un même auteur distribuées par la Librairie D'Amico et Photoglob Zurich et des cartes de GARRIGUES dont pour les plus tardives, postées en 1918, la technique de colorisation se rapproche de celle de L&L.
On comparera surtout les trois images du charmeur de serpent où la seconde composition de GARRIGUES, trés proche de LEHNERT, nous paraît bien plus moderne que celui-ci ! (12)

 

(1) Pour une évocation du Tunis du début du siècle il faut absolument lire Tunis la blanche (Paris, Fayard, au moins 16 éditions!!!) de Myriam HARRY (laquelle remporta le premier Prix Femina de l'histoire de la littérature!) que l'on peut encore trouver chez certains bouquinistes."Ne comptez pas rencontrer votre Orient en Tunisie. Tunis est une ville française" avait-on dit à HARRY avant son arrivée qui se situe peu aprés le mort du vieux bey (1902) soit au moment même où LEHNERT découvre la Tunisie pour la première fois (1903). La description de la maison tunisienne est celle qu'elle fait de sa propre demeure (excepté la fontaine qui embellissait le patio de la maison de LEHNERT) et elle donne des différents quartiers, les souks dont elle détaille l'animation et les senteurs particulières, la Place Halfaouine et ses cafés, "qui est à la Tunis arabe ce que les boulevards sont à Paris", un tableau trés vivant et sans complaisance pour l'occidentalisation de la ville. Le livre est aussi passionnant pour la description de la vie quotidienne et pour les conversations avec les femmes tunisiennes rapportées sous le titre "Propos de Harem". On y trouve aussi, hélas, un chapitre antisémite désolant, trés représentatif de l'époque...

(2) Nous avons trouvé une carte postée en 1910 édité par SION-BISMUTH, 9 Avenue de France: s'agit-il d'une erreur d'impression ou l'indice que cet éditeur a occupé un temps les locaux de GARRIGUES, ou simplement des locaux dans le même immeuble que L&L? Au 17 avenue de France se situait la Librairie et Papeterie du Phénix tenue par Jules SALIBA puis son fils ainé Claude. Sur une de ses cartes antérieure à 1904, on lit: "300 Vues de Tunis et environs des plus curieuses, à 0,05 pièce net, ou colorisées 0,10 cent, avec inscription manuscrite arabe ou française affranchissement en sus..."

(3) Mohamed Sadek MESSIKH Tunis La mémoire ( Editions du Layeur, Paris, 2000), ouvrage racontant l'histoire de Tunis et richement illustré par la collection de photographies et de cartes postales de l'auteur.

(4) Myriam HARRY pages 156: l'auteur consacre deux chapitres à l'hôpital et à son jardin où "assise sur un enclos funèbre à l'ombre d'un poivrier" elle prit des leçons d'arabe avec un interne arabe de l'hôpital.

(5) Myriam HARRY, op cite, page 232

(6) Patrick DUBREUCQ, Alexandre ROUBTZOFF, Paris, ACR, 1996, pages 118 à 123)

(7) Jacques REVAULT, Palais et demeures de Tunis, Paris, CNRS, 1967, rééd 1980-1984 (deux volumes).

(8) Pour le docteur LAMBELET lui-même les adresses des palais habités à Tunis par LEHNERT et LANDROCK restent un mystère. Un des plus beaux palais de Tunis, le Dâr ben Abd-Alah, situé au sud de la Médina non loin de la rue des Teinturiers, transformé aprés sa restauration en 1964 en Musée des Arts et Traditions populaires fut acheté en 1905 par le peintre français Albert AUBLET qui devint le président de la Société des Artistes à Tunis (Lynne THORNTON, Les peintres voyageurs orientalistes, ACR, Paris, 1994, édition de poche, page 19). Il se trouve qu'au dos d'une photographie de LEHNERT représentant le patio de la cour de son palais, j'ai pu trouver l'annotation manuscrite "Maison AUBLET". Et l'on se rend compte en effet que le patio de la "Maison AUBLET" est identique à celui du palais où LEHNERT a réalisé plusieurs de ses photos où n'apparaît le plus souvent qu'une servante portant une cruche (voir Le Grand Guide de La Tunisie, Bibliothèque du Voyage, Paris , Gallimard, 2002, photo page 97): même fontaine centrale, même disposition des fenêtres grillagées, même décoration murale, même galerie supérieure etc... La conservatrice du Musée, madame Hayet GUETTAT nous a définitivement confirmé que les cartes hélios sépia n°149, 173 et 173 ainsi que les cartes couleur n°876 et 887 représentaient bien le dâr ben Abd-Alah. Les autres photos de LEHNERT montrent une maison avec une ornementation murale moins riche et des colonnes trés caractéristiques à base carrée et fût torsadé. C'est là, dans ce qui était donc sa propre demeure, qu'ont été pris les clichés les plus lestes de LEHNERT , le peintre Albert AUBLET ayant prêté son palais au photographe pour quelques photos plus décoratives.

(9) Myriam HARRY page 66

(10) Myriam HARRY pages 73 et 74

(11) Tunisie, Guide du Comité d'HIvernage de Tunis et de la Tunisie (hiver 1906-1907) page43

(12) A ce sujet la question de la diffusion des cartes de GARRIGUES aprés 1899 (date supposée de la cessation d'activité du photographe) est réglée. Un certain MARICHAL apparaisait dans L'Indicateur tunisien comme exploitant le fonds photographique en 1899. Il est explicitement cité dans un ouvrage de 1908 comme le successeur de Garrigues, et en 1905 le magasin "Photo-GARRIGUES" est alors situé au 5 Avenue de France (une publicité parue dans le Guide 1906-1907 du Comité d'Hivernage de Tunis). Des cartes tardives reprenant les imags de Garrigues ont été publiées par Edition E.C.. qui est peut-être un édiyeur installé dans le centre de la France..

© Michel MEGNIN août 2202 - août 2004

 

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