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D'un point de vue artistique, la série
consacrée aux vues de Tunis est sans doute la moins innovante et celle
qui esthétiquement sacrifie le plus aux contraintes commerciales
définies par LANDROCK avec les vues de la ville française:
l'axe central de cette ville en était l'Avenue de France vers
la Médina et l'Avenue Jules FERRY (ex Promenade de la Marine)
vers la lagune La Tunis occidentale L'arrivée à Tunis depuis
le port de la Goulette se faisait donc par l'avenue Jules Ferry où
le mardi et le dimanche se donnaient des concerts de musique militaire
Ce monde ne semble guère inspirer
LEHNERT, plus intéressé par le pittoresque et par l'intemporel.
Les deux cartes du Tunisia Palace Hôtel "tout 1er ordre"
est-il écrit au dos (partie d'un ensemble où l'on trouvait
une sélection des clichés les plus célèbres
de LEHNERT), sont bien sur une oeuvre de commande réalisée
pour l'hôtel. Celui-ci, ouvert en 1902 et géré jusqu'en
1906 par la Compagnie des Wagons-lits était situé avenue
de Carthage et il annonçait fièrement aux voyageurs qu'il
disposait d'une chambre noire pour les photographes ! Magnifique specimen
de l'Art Déco il a été hélas récemment
démoli et on ne retrouve désormais tout son "kitsch"
que sur les cartes de LEHNERT.
Cette Tunis occidentale
fut construite dés 1860 sur la lagune remblayée selon
la legende par une comtesse italienne au début du XIXème
siècle et où selon Alexandre DUMAS, pullulaient flamands
roses et oiseaux de toutes espèces. Elle était séparée
de la ville arabe par la Porte de France, ancienne porte sarrazine
frappée aux initiales de la République mais encore appelée
en 1904 par les Arabes de son nom d'avant la colonisation "Porte
de la mer" (Bab-EL-Bahr).
C'est là qu'arrivait
l'Avenue de France, siège du magasin LEHNERT & LANDROCK
(au n°9) qui s'agrandira d'année en année jusqu'à
l'ouverture d'un second magasin, et aussi de tous les autres photographes
ou distributeurs de cartes postales, concurents du passé ou contemporains:
J.GARRIGUES (au n°9 pour le studio jusqu'en 1899 et au n°5 pour
le magasin par la suite), F.SOLER (au n° 10 dés 1890) et
PAVIA (neveu de SOLER qui prend la relève en 1908). Il y avait
aussi les italiens COSTA, VALENZA (au n°2), les frères BISMUTH
(au n°11) (2) et la librairie d'Emilio D'AMICO (au n°15) qui
travaillaient avec NEURDEIN et les fils LEVY, Jules et C. SALIBA (au
n°17) dont la librairie distribuait aussi VALENZA (2), Pierre LOUIT
qui était installé 22, rue d'Italie et SMADJA qui distribuait
les clichés de SCHEMKLI-SCEMAMA. Angel HAYAT et DECONCLOIT étaient
aussi des éditeurs de cartes postales renommés. C'est
de là surtout que partaient dans la Médina les deux anciennes
rues franques, la Rue de la Casbah et la Rue de l'Eglise (aujourd'hui
rue Jama ez-Zitouna, du nom de la Mosquée), à partir desquelles
s'organisait un réseau inextricable de ruelles et d'impasses,
certaines portant le nom d'un homme riche propriétaire d'une
maison, parfois le nom d'une communauté (la rue des Andalous),
un titre politique (la rue du Diwan, la rue du Pacha) ou celui d'un
saint homme (Sidi-ben-Arous, Sidi-ben-Ziad, Sidi Mefreg) (3).
Une ville "exquisement arabe"
La mise en couleurs de
cette ville arabe "exquisemenrt arabe, avec l'enceinte de
son marché, blanche et dentelée, ses petits porte paniers
bronzés, ses ânes surchargés d'oignons mauves et
de piments écarlates....", donne lieu à de belles
réussites comme le nègre musicien et la vue générale
de Tunis, l'appel du muezzin, et surtout les rues de la vieille
ville avec leurs arcatures si photogéniques, la rue des Andalous
notamment dont chaque propriétaire, disait-on, gardait pieusement la
clef millénaire de sa maison de Grenade ou de Cordoue:
LEHNERT y semble comme
toujours moins intéressé par l'architecture elle-même
que par les scènes qu'il y compose avec soin, quelques rares
personnages animant toujours l'image par la présence d'une silhouette
en mouvement ou d'une pose plus étudiée. De ce point de
vue l'image de l'hôpital SADIKI nous laisse sur notre faim
car derrière cette entrée des plus banales se cachait
une"demeure radieuse avec son patio en marbre luisant, son puits
pittoresque, ses arcades rayées blanc et noir et son alhambrique
galerie, ancienne garnison beylicale dont...un chirurgien français
a fait cette merveille entre toutes: une maladrerie où l'on a
envie de rester, où l'on voudrait demeurer toute sa vie".
(5)
En revanche le cliché célèbre
: l'Entrée dans la Mosquée ( Djama Ez Zitouna
ou Mosquée de l'olivier, parce que édifiée à
partir de 732 sur un lieu où poussait un olivier géant)
est un pur chef d'oeuvre. La composition verticale inédite à
l'époque suggère parfaitement le mouvement de l'entrée
et supprime fort opportunément un bec à gaz moderne placé
à droite des marches en 1875.
LEHNERT a aussi photographié les mosquées de KAIROUAN
dont nous n'avons pas trouvé la trace en cartes postales et plus
tard au Caire, il réalisera plusieurs séries sur les innombrables
Mosquées de cette ville. Les visiteurs occidentaux qui cherchaient
dans la ville arabe pittoresque et exotisme devaient souvent rêver
devant les grandes portes cloutées des somptueuses demeures privées
appartenant jadis aux hauts dignitaires, aux gros commerçants
ou émigrés andaloux, regroupées notamment à proximité
de la Casbah, aux endroits les plus élevés de la Médina. Si l'on excepte
une rare façade décorée d'une maison arabe, ces
portes ne semblent pas avoir intéressé LEHNERT, contrairement
à NEURDEIN et GARRIGUES. Le peintre Alexandre ROUBTZOFF en a
fait en revanche de nombreux dessins dans son carnet personnel (6).
Le "palais" de Rudolf LEHNERT
La maison arabe ou "dâr"
(7) que l'on a presque déjà décrit à propos
de l'hôpital SADIKI et que LEHNERT a le plus souvent photographié
est, selon sa fille, sa propre demeure où sont ainsi campées
diverses scènes de la vie quotidienne : c'est là
qu'auraient été réalisés les innombrables
portraits et scènes de harem.
On y voit même la belle silhouette
du vieux juif, propriétaire fictif de la maison, qui servit de
modèle tant de fois à LEHNERT. L'élément
le plus caractéristique de cette maison sont d'élégantes
colonnes à base hexagonale et fût torsadé que le
photographe utilisa à maintes reprises pour mettre en valeur
ses modèles .
D'autres photographies ont été
réalisées dans un palais d'Alger selon les légendes
d'un catalogue de vente L&L daté de 1933: c'est le cas des
cartes 877 et 884 qui repésenteraient
donc un palais de cette ville avec des figurantes dont une au moins
est une des modèles préferées de GEISER et LEVY
(voir "Harem"), représentées notamment sur les
cartes colorisées par ADIA Nice. Enfin les cartes hélios
sépia 222 ("fillette arabe") et 253 ("la maison
des esclaves") montrent des extérieurs avec escalier, portique
et colonnades qu'il est bien difficile d'identifier aujourd'hui, et
d'associer à l'une de ces trois maisons (LEHNERT, AUBLET, Alger).
Les autres images proviennent du pavillon
arabe (Koubba) reconstruit sur la colline boisée du Belvédère
pour le Sérail d'un ancien bey, le "Palais de la Rose"
qui abrite aujourd'hui le musée de l'Armée. Quant au Palais
du Bardo, résidence du bey, décrit par Alexandre DUMAS
en 1846 comme un Palais de "Contes de fées", c'est
alors un batiment défiguré par une rénovation à
l'européenne entreprise en 1882 par le bey SADUK, et dont le
Harem fut transformé en Musée en 1888.
Les marchés et les souks
Tunis était également fameuse pour la richesse et la variété de ses marchés et de ses souks que Myriam HARRY préferrait surtout en été "débarrassés des touristes et des guides vautours". Elle y décrit "le jeu du soleil à travers les toitures de bois qui tantôt balafre les gens à coups de sabre et tantôt les fait flamber comme des archanges dans une colonne de feu ", "ces échoppes grandes comme la main, plongées dans l'ombre, et où de vagues formes gesticulantes semblent toujours ourdir quelque complot, quelque ténébreux mystère"(9) sans compter l'enchantement des couleurs du souk des Tailleurs et celle des senteurs du souks des Essences (qui remonte au XIIème siècle) où l'on vendait des essences de rose et de jasmin à cinq francs le gramme "minces comme des stylets et jolis comme des lézards...sortis d'une boutique qui n'est qu'un placard de vingt centimètres de profondeur sur cent trente de large" (10). Pour un guide touristique de 1906, ces souks représentaient ainsi "une attraction unique au monde": "en parcourant ces longues voûtes qui s'entre-croisent, parmi la foule bariolée des acheteurs et des crieurs publics on réalise un chapitre des Mille et Une Nuits, on vit pour une heure la vie orientale, on cherche du regard le riche marchand de Bagdad et le khalife Haroun-al-Raschid ! Le spectacle des souks est un tableau de DELACROIX à transformations infinies" (11). Un voyageur écrit plus sobrement au dos d'une carte de LEHNERT représentant le quartier arabe: ceci "vous donnera une vue assez exacte de la ville arabe et de l'animation qui y règne: celà épate toujours les touristes" !
LEHNERT photographie ainsi l'animation
de ce quartier en privilégiant les petits métiers
et les marchés de plein air dont les femmes ne sont nullement
exclues, marchande de couscous ou fabricante de tapis, (rôle d'ailleurs
jouée par le même modèle!), mais dans les souks
l'homme seul possède le pouvoir d'acheter et si un Souk est dévolu
aux femmes c'est uniquement comme vendeuses.: un de nos voyageurs s'en
offusque et indique avec exagération au dos d'une carte envoyée
en France: "Les femmes ne peuvent pas sortir de chez elles et ne
peuvent aller au marché" pour conclure par un "Je n'aimerais
pas vivre ici" définitif! Dans ces souks peut s'exercer
parfois le talent de portraitiste de LEHNERT et surtout son incomparable
sens de la composition; à cet égard le fabricant de
chapeaux est sans doute l'une des ses plus belles oeuvres, qui va
bien au delà de l'anecdote des autres réalisations et
que la mise en couleur ne trahit nullement. Au Caire, LEHNERT rééditera
sa réussite (en noir et blanc) avec un "libraire" qui
retranscrit cette même unidimensionnalité
de l'espace propre à l'art islamique, reflet aussi
de l'exiguité de ces échoppes- placards!
On comparera ces images avec des clichés
intéressants bien que moins polychromes que les cartes de LEHNERT,
cartes visiblement d'un même auteur distribuées par la
Librairie D'Amico et Photoglob Zurich et des cartes de GARRIGUES dont
pour les plus tardives, postées en 1918, la technique de colorisation se rapproche de celle de L&L.
On comparera surtout les trois images du
charmeur de serpent où la seconde composition de GARRIGUES,
trés proche de LEHNERT, nous paraît bien plus moderne que
celui-ci ! (12)
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(1) Pour une évocation
du Tunis du début du siècle il faut absolument lire
Tunis la blanche (Paris, Fayard, au moins 16 éditions!!!) de
Myriam HARRY (laquelle remporta le premier Prix Femina de l'histoire de
la littérature!) que l'on peut encore trouver chez certains bouquinistes."Ne
comptez pas rencontrer votre Orient en Tunisie. Tunis est une ville française"
avait-on dit à HARRY avant son arrivée qui se situe peu
aprés le mort du vieux bey (1902) soit au moment même où
LEHNERT découvre la Tunisie pour la première fois (1903).
La description de la maison tunisienne est celle qu'elle fait de sa propre
demeure (excepté la fontaine qui embellissait le patio de la maison
de LEHNERT) et elle donne des différents quartiers, les souks dont
elle détaille l'animation et les senteurs particulières,
la Place Halfaouine et ses cafés, "qui est à la Tunis
arabe ce que les boulevards sont à Paris", un tableau trés
vivant et sans complaisance pour l'occidentalisation de la ville. Le livre
est aussi passionnant pour la description de la vie quotidienne et pour
les conversations avec les femmes tunisiennes rapportées sous le
titre "Propos de Harem". On y trouve aussi, hélas, un
chapitre antisémite désolant, trés représentatif
de l'époque...
(2) Nous avons trouvé une carte postée en 1910 édité par SION-BISMUTH, 9 Avenue de France: s'agit-il d'une erreur d'impression ou l'indice que cet éditeur a occupé un temps les locaux de GARRIGUES, ou simplement des locaux dans le même immeuble que L&L? Au 17 avenue de France se situait la Librairie et Papeterie du Phénix tenue par Jules SALIBA puis son fils ainé Claude. Sur une de ses cartes antérieure à 1904, on lit: "300 Vues de Tunis et environs des plus curieuses, à 0,05 pièce net, ou colorisées 0,10 cent, avec inscription manuscrite arabe ou française affranchissement en sus..." (3) Mohamed Sadek MESSIKH Tunis La mémoire ( Editions du Layeur, Paris, 2000), ouvrage racontant l'histoire de Tunis et richement illustré par la collection de photographies et de cartes postales de l'auteur. (4) Myriam HARRY pages 156: l'auteur consacre deux chapitres à l'hôpital et à son jardin où "assise sur un enclos funèbre à l'ombre d'un poivrier" elle prit des leçons d'arabe avec un interne arabe de l'hôpital. (5) Myriam HARRY, op cite, page 232 (6) Patrick DUBREUCQ, Alexandre ROUBTZOFF, Paris, ACR, 1996, pages 118 à 123) (7) Jacques REVAULT, Palais et demeures de Tunis, Paris, CNRS, 1967, rééd 1980-1984 (deux volumes). (8) Pour le docteur LAMBELET lui-même les adresses des palais habités à Tunis par LEHNERT et LANDROCK restent un mystère. Un des plus beaux palais de Tunis, le Dâr ben Abd-Alah, situé au sud de la Médina non loin de la rue des Teinturiers, transformé aprés sa restauration en 1964 en Musée des Arts et Traditions populaires fut acheté en 1905 par le peintre français Albert AUBLET qui devint le président de la Société des Artistes à Tunis (Lynne THORNTON, Les peintres voyageurs orientalistes, ACR, Paris, 1994, édition de poche, page 19). Il se trouve qu'au dos d'une photographie de LEHNERT représentant le patio de la cour de son palais, j'ai pu trouver l'annotation manuscrite "Maison AUBLET". Et l'on se rend compte en effet que le patio de la "Maison AUBLET" est identique à celui du palais où LEHNERT a réalisé plusieurs de ses photos où n'apparaît le plus souvent qu'une servante portant une cruche (voir Le Grand Guide de La Tunisie, Bibliothèque du Voyage, Paris , Gallimard, 2002, photo page 97): même fontaine centrale, même disposition des fenêtres grillagées, même décoration murale, même galerie supérieure etc... La conservatrice du Musée, madame Hayet GUETTAT nous a définitivement confirmé que les cartes hélios sépia n°149, 173 et 173 ainsi que les cartes couleur n°876 et 887 représentaient bien le dâr ben Abd-Alah. Les autres photos de LEHNERT montrent une maison avec une ornementation murale moins riche et des colonnes trés caractéristiques à base carrée et fût torsadé. C'est là, dans ce qui était donc sa propre demeure, qu'ont été pris les clichés les plus lestes de LEHNERT , le peintre Albert AUBLET ayant prêté son palais au photographe pour quelques photos plus décoratives. (9) Myriam HARRY page 66 (10) Myriam HARRY pages 73 et 74 (11) Tunisie, Guide du Comité d'HIvernage de Tunis et de la Tunisie (hiver 1906-1907) page43 (12) A ce sujet la question de la diffusion des cartes de GARRIGUES aprés 1899 (date supposée de la cessation d'activité du photographe) est réglée. Un certain MARICHAL apparaisait dans L'Indicateur tunisien comme exploitant le fonds photographique en 1899. Il est explicitement cité dans un ouvrage de 1908 comme le successeur de Garrigues, et en 1905 le magasin "Photo-GARRIGUES" est alors situé au 5 Avenue de France (une publicité parue dans le Guide 1906-1907 du Comité d'Hivernage de Tunis). Des cartes tardives reprenant les imags de Garrigues ont été publiées par Edition E.C.. qui est peut-être un édiyeur installé dans le centre de la France.. |
© Michel MEGNIN août 2202 - août 2004
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