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Dans les Vues et Paysages, la colorisation des images, si talentueuse fût-elle, se contentait surtout de reproduire ce que ne faisait pas encore la photographie en couleur (l'autochrome est commercialisé par les frères Lumière avec une série commanditée par Albert Kahn en Tunisie vers 1910) : il suffit donc de s'approcher au mieux de la "réalité" avec le meilleur de la technique du moment, avec parfois quelques effets déjà évoqués : couchers de soleil rougeoyant, choix dans les couleurs dominantes avec des cartes aux couleurs vives et d'autres plus unicolores.

Avec les Types et Portraits c'est bien à un travail de re-création que se livrent Lehnert & Landrock avec des choix esthétiques si différents, une palette de couleurs si large, des tons les plus clairs à des teintes plus assombries, et des variations si subtiles selon les séries, que l'on a pu écrire que Matisse ayant vu ces cartes, se serait inspiré au-delà du pittoresque et de l'anecdote qu'il n'appréciait guère de  la tension plastique des compositions et des jeux de lumières fixés sur la photo", autant de qualités que l'on retrouve effectivement dans son œuvre marocaine (1).

 

Naissance du portrait

 

Cette oeuvre de colorisation de qualité exceptionnelle à l'époque est très supérieure aux inutiles effets picturaux des Levy qui, à de rares exceptions près, manquent totalement d'inspiration. 
La modernité de Lehnert réside surtout ans le passage du "Type" au "Portrait": les enfants, les femmes et les hommes ne se ressemblent plus, même si un seul modèle peut jouer plusieurs rôles à la fois. Lehnert ose le gros plan et surpasse ici Geiser,  lequel ne s'intéresse selon moi que plus rarement à la psychologie de ses modèles. 

Au-delà du costume et de l'apparence extérieure il y a en effet l'émergence d'une personnalité ou d'un sentiment : la tendre mélancolie d'un enfant, la beauté insolente de l'Ouled Nail ou d'un adolescent transformé par magie en jeune prince arabe, la sagesse du vieux rabbin, la dignité du mendiant, la liberté souriante de la bédouine, l'amour d'une mère enfin représenté dans des scènes de maternité presque belliniennes que Neuer renouvellera avec un effet de contreplan assez moderne et que Roubtzoff mit en peinture au début des années 1940 (2). L'influence de la peinture est ici flagrante : 
des élèves de Muller à Vienne, avec les cadrages que l'on retrouve chez Lehnert, aux peintres académiques que Lehnert fréquenta à Tunis : Aublet, Pinchart et Vergeaud.

Il faut bien sûr distinguer dans cette série l'œuvre érotique plus ou moins explicite qui a fait en grande partie la renommée de Lehnert, mais il ne faudrait pas négliger les autres images. 
Si une étude a ainsi été réalisée sur les costumes, parures et bijoux en Algérie à partir des cartes postales de Geiser (3), il n'est pas certain que l'œuvre de Lehnert se prêterait avec le même succès à une telle entreprise. Cependant ses photographies illustrent de très nombreux ouvrages ethnographiques publiés notamment en Allemagne dans les années vingt. 
On y retrouve djebbas et serouels, gandouras, péplums (malya ou melhafa) bleus, rouges ou oranges, (la couleur indiquant la région ou le village), fibules en argent ciselé, parures de bijoux avec des mains de Fatima, haïks et safsari, ces longs voiles blancs en soie tissée, ces coiffes pointues si particulières des femmes juives qui leur auraient été imposé par Isabelle la Catholique, et ces petites houppes de jasmin qui pendent aux oreilles accrochées sous le turban (si c'est à l'oreille droite, c'est que le coeur est à prendre!) : au-delà des mises en scène, cela me paraît moins fantaisiste qu'avec Geiser qui accumulait les accessoires et multipliait les variations "justifiées" par des légendes inappopriées..

 

Une mise en scène de la population indigène

 

L&L présente ainsi un tableau très vivant de la population tunisienne déjà esquissé par Soler et surtout Garrigues dont quelques tirages diffusés aprés sa retraite sont assez proches de l'oeuvre de Lehnert : du riche marchand au nègre musicien, de la jeune bédouine au mendiant aveugle, du portefaix espiègle au rabbin juif , le même vieillard jouant le rôle du rabbin, du changeur juif, d'un ciseleur arabe et du propriétaire d'un palais tunisien, la même jeune fille juive devenant au grè du photographe marchande de couscous ou fabricante arabe de tapis : "mise en scène" strictement artistique à ne pas confondre avec les errements de la diffusion commerciale de cette oeuvre du Maroc à la Syrie sans aucun souci d'authenticité locale puisque, par définition, un empire colonial abolit les frontières (4).

Dans ces "Etudes photographiques orientales", les colons français et italiens (les légendes italiennes sont destinées à ces derniers plus nombreux que les Français, ainsi qu'aux touristes et voyageurs) n'ont pas leur place. De reste Lehnert n' jamais eu le projet de faire " le tour du propriétaire" et témoigner des "progrès" de la civilisation apportée par le colonisateur (5). 
C'est l'intemporel autant que le pittoresque qui l intéresse et c'est incontestablement cet effort de reconstitution poétique qui a pu séduire les critiques arabes modernes qui ont apprécié son oeuvre depuis sa redécouverte sans que l'on puisse préjuger entièrement des réactions des Arabes du début du siècle qui voyaient sans doute les cartes postales dans le magasin Avenue de France. 
Certaines cartes trés rares avec tampon sec (cartes photo) représentent cependant des colons à l'hippodrome de Tunis et il ne faut pas oublier que les touristes pouvaient se faire "portraiturer" en costume indigène dans le studio Avenue de France...

Quant au Bey de Tunis et sa cour, "cliché" maintes fois reproduits par Neurdein, Soler et Garrigues (ces derniers se disputant le titre de photographe officiel du Bey) ils n'apparaissent que sur une seule carte en noir et blanc (n°344). J'ai bien vu une photo d'une réception au Bardo et des cartes postales publiées par d'Amico à l'occasion des fêtes de Carthage en 1907. On trouve aussi dans la revue Tunisie illustrée (1910-1914) quelques exemples de portraits privés : Madame Alapetite, épouse du Résident Général, Mohamed Belkhodja, chef du protocle du bey, le peintre Percy Day, mais ce n'est qu'à son retour à Tunis en 1930 que Lehnert, abandonnant en partie son oeuvre orientaliste, se consacrera avec succés à sa carrière de portraitiste mondain.  
Peut-être le bey et sa famille solicitèrent en privé les talents de portraitiste de Lehnert mais certainement pas pour une diffusion sous la forme de carte postale numérotée ...  
Toute autre sera l'attitude de Marcellin Flandrin au Maroc ou même de Geiser en Algérie.  Le premier photographe revendiquait avec fierté la qualité de "propagandiste" et ne manquait en effet aucune occasion d'immortaliser les cérémonies et voyages officiels ainsi que les réalisations françaises les plus modernes, écrivant à ce sujet un article dans le "National Geographic Revue" en 1933.

 

Les modèles de LEHNERT : une "Antiquité vivante"

 

En ce qui concerne les modèles, on a beaucoup écrit sur les difficultés de trouver en Terre d'Islam des personnes acceptant de se faire photographier pour des raisons religieuses, morales ou liées à des croyances superstitieuses, sans parler de la confiscation organisée de l'image par le pouvoir (les dignitaires musulmans ne se génaient pas pour se faire photographier ou pour manier l'appareil photographique eux-mêmes !). Après avoir d'abord cru que les clichés les plus lestes de Lehnert avaient été pris dans un bordel de la ville, il fut admis qu'il s'agissait de prostituées ou de femmes juives costumées en mauresques mais que les séances de prises de vues avaient eu lieu dans la demeure de Lehnert (voir Vues de Tunis, texte, note 8). J'ai identifié dans mon livre plusieurs adresses où Lehnert a réalisé ses compositions mais je ne pense pas que sa maison du 7, rue des Tamis en fasse partie. L'hypothèse des bordels me paraît donc plus vraisemblable. 

Le peintre Alexandre Roubtozff raconte dans son journal à son arrivée à Tunis, en 1914 comment il a pu rencontrer grâce à un guide professionnel une famille composée de bédouines habitant un quartier isolé de la ville et qui avait servi de modèles à Rudolf Lehnert. La "vieille" se nommait Alia et grâce aux tableaux du peintre on peut ainsi retrouver certains prénoms comme Fatima, Hania, Aida, Salma, Mahjouba, Messaouada, Mabrouka et Ayada, les trois derniers prénoms étant  mentionnés en légendes de cartes L&L. Roubtzoff précise qu'il payait son modèle 1,50fr.  l'heure de pose (6). 
Les garçons quant à eux s'appelaient Ali, Mohamed, Ahmed et Hamed.

L'érotisation des adolescents qui prolonge la représentation traditionnelle des petits métiers occupés par les enfants (fameuse série des yaouleds de Geiser par exemple) choquera certainement la morale moderne désormais attentive aux droits de l'enfant, dans un contexte actuel où la pédophilie est au centre des préoccupations des médias et de la justice. Pourtant elle n'est guère surprenante : c'est le signe d'une précocité sexuelle remarquée par tous les voyageurs, (la très belle série sur Les Amoureux (7) qui rompt le tabou de la mixité met ainsi en scène de jeunes modèles) et le reflet d'une civilisation où le corps des femmes est caché au contraire de celui des adolescents, au moment où le Maghreb, et la Tunisie en particulier, deviennent un lieu de rencontres privilégié pour les homosexuels occidentaux au même titre que Venise ou le Sud de l'Italie. Moment décisif où les homosexuels n'ont encore comme référence principale que la tradition pédérastique de la Grèce antique qu'ils croient retrouver en Islam. Dans son procés, Wilde parlera aussi de Michel Ange et de Shakespeare. Mais c'est aussi l'époque où l'Occident commence à définir la notion moderne d'homosexualité à partir de considérations médicales et non plus pénales, tout en produisant une littérature moralisatrise et ethnocentrique qui décrit l'Orient comme une terre priviligiée pour les sodomites : réponse en quelque sorte à la croyance fort répandue en Orient que tous les Occidentaux étaient efféminés et qu'il n'y avait guère de péché de s'en servir comme d'une femme : 
Eternel jeu de miroir où" l'Autre à la fois objet de mépris et de désir est une constante, le mépris autorisant le désir illicite qui transferre le péché sur son objet forcément impur" (8).

André Gide évoque dans l'Immoraliste (1902) ses premiers émois homosexuels en Tunisie et ses nombreuses expériences en Algérie. Von Gloeden diffusen ses nus depuis Taormine en cartes postales à partir de 1905, oeuvre que Lehnert connaissait sans nul doute, s'étant rendu lui-même dans cette ville lors de voyages effectués dans le sud de l'Italie (9). 
L'oeuvre d'influence pédérastique de Lehnert est aussi l'illustration d'une tradition poétique arabe classique (10) où les adolescents sont aussi désirables qu'une femme,
exactement comme dans la Grèce antique que Von Gloeden essayait de faire revivre avec des fantasmes bien plus explicites que Lehnert. 
Il y a là, indiscutablement, la même impression de renouer avec la civilisation gréco-romaine avec ces mendiants arabes aussi dignes qu'une statue romaine, ces canéphores bédouines avec leur péplums à fibules, leur panier et leur cruche, ces tunisiens au profil phénicien, ces jeunes arabes misérables métamorphosés en éphèbes virgiliens, bref cette beauté et cette noblesse, signatures de l'Antique.

On peut évidemment critiquer ces assimilations parfois anachroniques d'autant qu'elles cachent souvent une réalité sociale peu reluisante. Il faut cependant souligner que ce discours esthétisant s'oppose complètement à l'idéologie colonialiste. Pour les uns, les vrais héritiers des Anciens ce sont les Maghrébins : Delacroix prétendait déjà que le drapé antique n'allait bien qu'aux Arabes...
Pour les autres, la République Française, seule héritière de l'Empire Romain (11), se devait donc civiliser des barbares incultes, incapables notamment d'avoir su préserver les monuments de l'Antiquité.

 

Un Harem colonial

 

Quant au "Harem" de MM. Lehnert et Landrock c'est tout un livre qu'il faudrait lui consacrer : qu 'il s'agisse d'un "harem occidental" (voir note 15) et même colonial, c'est l'évidence même ! 
Mais au-delà de ces jeunes et splendides bédouines et adolescents aux poses toujours trés étudiées, il y a autre chose que le simple regard "impuissant " du colonisateur fasciné par la beauté de son vaincu qui danse devant son appareil photographique, devant le faux-décor du studio de Geiser ou dans les superbes patios de Lehnert.

D'abord ni Lehnert ni Landrock n'est français, même si l'esthétique Lehnert emprunte beaucoup à Ingres et à la peinture orientaliste de la fin du siècle (où l'exotisme de bazar se bat toujours contre le réalisme photographique). A ce sujet il faut rappeler avec Alain Fleig que "l'érotisme est constitutif de l'orientalisme, de ce regard-désir porté sur l'Autre" (12) .

Il y a dans ces études académiques orientales, titre d'une série tunisienne où les légendes sont écrites au dos de la carte, la même recherche de la beauté et d'une pose idéale, 
avec de nombreux effets picturaux, comme en témoigne la similitude entre la jeune bédouine (n°603), la jeune fille à gauche de "La Joie de Vivre" de Matisse (1906) 
et la Demoiselle d'Avignon placée au centre de son tableau par Picasso en 1907, ainsi qu'un Nu debout (1907) du même peintre (13).
Certaines de ces "études académiques" (n° 731 et 738) étaient à l'origine des photos de nus intégraux que, pour les besoins de la carte postale, Lehnert a recouvert d'un voile chaste (14).

L'érotisme de Lehnert n'est jamais pornographique, comme peut l'être parfois celui de Neurdein ou Levy, mais il n'est pas toujours aussi innocent qu'on veut bien le croire : ainsi plusieurs clichés jamais publiés en carte postale montrent de jeunes bédouines attachées par une corde à la fameuse colonne torsadée. Bien sûr, il s'agit là, et en plein accord avec le modèle, de la mise en scène dun fantasme (ici celui de l'esclavage). Pour l'essentiel, l'oeuvre de Lehnert est surtout un hommage à la beauté dont on ne trouve d'équivalent que chez Jean Geiser. Photographie du désir également : Gide écrit à ce propos que Tunis est "une terre de volupté" qui "satisfait mais n'apaise pas le désir, et toute satisfaction l'exalte"(15).

Questions : doit-on reprocher à Lehnert une photo où la femme dénudée reste voilée car il montrerait à la fois l'interdit et sa transgression, effet esthétique par ailleurs fort réussi ?
Que dire de Landrock qui (avec l'accord de Lehnert ?) vend les Etudes Académiques sous la légende plus prosaïque "Types d'Orient" et ajoute parfois la mention "Esclave", explicitant ainsi la notion d'asservissement du corps notamment à l'intention de la soldatesque française installée en Syrie où ces cartes étaient vendues dans les années vingt.  
Peut-on mettre en relation ces dérapages commerciaux (on essaie d'attirer la clientèle la plus large possible) avec les écrits contemporains des femmes musulmanes qui dénoncent aujourd'hui l'enfermement dans les harems ? (16).
 L'esclavage ne fut-il pas autant une réalité de l'histoire coloniale que de celle des sociétés maghrébines ?
Certes, pour les soldats représentant un régime politique combattant l'esclavage et qui achetaient ces cartes en 1926, ces "esclaves" n'étaient pas prisonnières dans un harem mais bien des prostituées, "femmes de petite loi" comme il est écrit par un voyageur sur une carte de la série. Outre le fantasme érotique, "le témoignage" peut viser aussi bien certains écrits colonialistes (17) que le commerce triangulaire auquel  les sociétés maghrébines ont bel et bien participé, contribuant ainsi à vider une partie du continent noir. 

 
Symboles de toutes les ambiguités de l'orientalisme et de son analyse (18), ces images qui étaient condamnées naguère pour "complicité avec le pouvoir colonial" sont aussi considérées par beaucoup comme un témoignage exceptionnel sur ces femmes marginales ayant rompu avec une société traditionnelle musulmane de nature phallocentrique. 
Quant aux prétendus enfants dénudés, ce sont très souvent des jeunes filles que l'on mariait en les voilant avant même la puberté. 

Tout n'est donc pas aussi simple que certains aimeraient à le penser, de peur sans doute d'ouvrir la porte à un travail de mémoire bien plus universel que celui auquel on pense habituellement !

Le dévoilement scandaleux, c'est en effet d'accepter enfin l'idée que les photographies érotiques de Lehnert ne témoignent pas que de l'imaginaire occidental, que cet imaginaire n'est guère différent de celui de la poésie arbo-berbère et, suprême défi, qu'elles renseignent autant sur la violence du colonisateur que sur celle de la société musulmane traditionnelle dénoncée par Haddad dès les années 20 !

 


 

 

 

(1) lire Alain FLEIG qui malheureusement ne cite pas ses sources (Rêves de Papier, Ides et Calendes, Neuchatel, 1997, pages 26 et 42)

(2) Partrick DUBREUCQ Alexandre ROUBTZOFF ( ACR, Paris, 1996) pages 110 et 132

(3) Malek ALOULLA et Leyla BELKAID, Belles Algériennes de GEISER (Marval, Paris, 2001): on verra que la beauté de ces femmes a pu envouter des générations de colons et d'autochtones, les cartes de GEISER, comme celles de FRECHON pour les scènes de genre étant encore diffusées en "couleurs naturelles" tout au long des années 1950 par JOMONE et SIRECKY! Pour ceux que le sujet des bijoux intéresse, voir aussi Bijoux ethniques (Philippe Picquier, Arles, 2002): en page 16 on trouvera en illustration une carte couleur de LEHNERT & LANDROCK (MABROUKA n° 533) sans le nom des auteurs de la carte en légende...

(4) L'entreprise des LEVY, NEURDEIN, P S Collection et consorts a ainsi été dénoncée sans doute avec pertinence par Malek ALLOULA dans Le Harem colonial (Séguier, Paris, réed 2001). Malgré quelques rares réussites esthétiques c'est une idéologie à dominante "colonialiste" diffusée depuis Paris qu'Alain FLEIG distingue de la production "coloniale" (Rêves de Papier, page 24) à laquelle appartient historiquement l'oeuvre de LEHNERT&LANDROCK, laquelle n'échappait pas non plus aux critiques par ses légendes erronées sur certaines cartes postales (voir présentation générale).

(5) Malek ALLOULA interprète ainsi le classement usuel "factice et simplificateur" des cartes coloniales en "Paysages et Vues" et "Scènes et Types" (Le Harem Colonial, op cite, page12). L&L préfèrent parler de "Vues d'Orient" et de "Types et Portraits". Ce n'est déjà pas la même chose ! On s'est déjà rendu compte du peu d'intérêt porté dans son oeuvre par LEHNERT aux progrés de la civilisation et du modernisme, du moins dans sa période tunisienne, et de l'absence de cartes postales commémorant des voyages officiels ou célébrant la présence française. Tout au plus pourrait-on mentionner la présence du Monument Jules Ferry à Tunis et une photo du bey avec sa cour... On sait aussi que le studio réalisait des portraits de touristes (ou de colon)s en costumes arabes. C'est le côté commercial de l'entreprise et, avec les photographies L&L que nous avons retrouvées dans la revue Tunisie illustrée, (1910-1914) l'indice que LEHNERT et LANDROCK s'étaient intégrés dans la société européenne de Tunis. Mais leur fonds de commerce principal reste, comme l'indique clairement le titre des catalogues de vente de cette époque, les" Etudes photographiques orientales".

(6) Patrick DUBREUCQ Alexandre ROUBTZOFF op cite page 102. A titre de comparaison le journal L'Illustration se vendait un franc à Paris en 1910 et dix ans plus tôt au marché des Senteurs de Tunis on vendait les essences de rose et de jasmin cinq francs le gramme, achetées dans une boutique-placard louée deux cents francs par an (Myriam HARRY Tunis la Blanche , page 74).

(7) "Je me suis attachée à LAYLA, alors que jeune enfant, elle n'avait aucune expérience, et que ses camarades ne pouvaient encore distinguer les rondeurs de ses seins. Nous étions petits tous les deux, nous faisions paître nos chevreaux...." MADJOUN LAYLA, littéralement Le Fou de LAYLA, poète traduit par René R.KHAWAM dans son Anthologie de la poésie arabe (Phébus, Paris, 1995) pages 96 et 97. Alain FLEIG cite ce poème comme un écho lointain possible dans l'imaginaire arabe de la série des jeunes amoureux de LEHNERT ( Rêves de Papier, page 43).

(8) Alain Fleig, Rêves de Papier, page 35

(9) Les premiers voyages (à pied) de LEHNERT en Italie sont assez mal connus. Ce sont eux qui semblent être à l'origine de la découverte de la Tunisie puisque selon les souvenirs de la fille de LEHNERT, c'est depuis Palerme qu'en 1903 celui-ci se rendant compte qu'il n'était qu'à onze heures de bateau de la Tunisie, il décida de franchir la Méditerranée. Dès au moins 1905 LEHNERT (et Landrock en 1906) aurait effectué une croisière en Méditerranée où il a notamment fait une escale à Naple et Taormine. C'est certainement lors de cette croisière qu'il a réalisé des clichés de ces deux villes mais il a pu connaître l'oeuvre de PLUSCHOW et VON GLOEDEN dés ses premiers voyages en Italie, notamment lors de sa traversée du sud et de son séjour en Sicile en 1903 (ou avant à Vienne dans la revue "Kunst"). Vers 1895, VON GLOEDEN réalisa à Tunis des portraits orientalistes de bédouines et de jeunes garçons "mis en scène" notamment à la Koubba du Belvédère déplacé en 1901, comme le fera plus tard LEHNERT. Peut-on imaginer que LEHNERT ait pu voir ces clichés à Taormine en 1903 et qu'il se serait ainsi décidé à se rendre en Tunisie? Il réalisera lui-même plus tard deux clichés d'un jeune garçon d'nspiration trés "von gloedienne" (n°168 et 169 du catalogue tunisien).Pour les voyages en Italie voir biographie note 2.

(10) Lire en complément de l'anthologie de la poésie arabe parue chez le même éditeur: Mouhammad al-NAWADJI La Prairie des Gazelles, Eloge des beaux adolescents, présenté et traduit par René R.KHAWAM ( Phébus, Paris, 1989), et Ahmad al-TIFACHI Les Délices des coeurs (Phébus libretto, Paris,1981). Mouhammad al-NAWADJI dont le nom "Lumière de la Religion" indique assez bien qu'il n'était pas perçu à cette époque de l'Islam triomphant comme un impie n'applicant pas les préceptes de la Religion, considérait que toute Beauté sur Terre était la création d'ALLAH lui-même et attendait le paradis et ses palais "où nous pourrons jouir en toute quiètude des plaisirs offerts par les belles houris-et par les éphèbes, car Lui seul (ALLAH) est généreux et sait pardonner"( La Prairie des Gazelles op cite pages 18 et 19). Aujourd'hui au nom de la Loi Islamique, le pays de ce poète, l'Egypte, emprisonne les homosexuels définis selon le concept moderne établi en Occident à la fin du XIXème siècle à partir de considérations essentiellement médicales mais les textes arabes anciens montrent qu'il existaient aussi des "homophiles entre eux" et pas seulement des adultes désirant des adolescents. Le bey SADUK qui signa le traité de 1881 était particulèrement connu pour son goût des jeunes éphèbes.

(11) Dés 1894 Paul MONCEAUX écrit "Les Arabes ont remplacé les Phéniciens de Carthage et du Tell, les Français remplacent les Italiens de Rome. Voilà tout". ( Les Africains, Oudin, Paris, 1894). Dans les années trente, le débat prend un tour politique plus complexe avec la thèse mussolinienne de la "Mare Nostrum" : Paul MORAND dénigre les civilisations orientales, Louis BERTRAND écrit sans aucune ambiguité: "Héritiers de Rome nous revendiquons des droits antérieurs à l'Islam" (Villes d'or, Paris, Fayard) et Pierre DUMAS va encore plus loin: "Sachons faire ce distinguo , en général trés peu connu: Rome a conquis pour son profit personnel tandis que la France a vaincu pour travailler au bien être des autochtones" (La Tunisie, Arthaud, Les Beaux Pays, 1937). A l'inverse, Gabriel AUDISIO défend une conception de l'Afrique africaine, berbère et punique avant toute chose, notamment dans son livre Le sel de la mer , Paris, Gallimard, 1936 . Dans le numéro d'avril 1936 de la revue Tunisie il écrit ". Rome ne fut qu'un moment de la Méditerranée: A la latinité, j'oppose tout ce qui a fait la civilisation méditérranéenne dans le passé: la Grèce, Judas, Carthage, le Christ, l'Islam"...Pour moi, je suis citoyen de la Méditerranée, à condition d'avoir pour concitoyens tous les peuples de la mer: y compris les Juifs, les Arabes, les Berbères, les Noirs". Cet article intitulé "Vers une synthèse méditerranéenne " est symboliquement illustré par une photo signée LEHNERT, (Le mendiant) .

(12) A FLEIG, op cit "Orientalisme et Erotisme", page 32 à 36 :"L'érotisme traverse l'orientalisme comme il traverse le romantisme pictural ou littéraire et comme le fantasme traverse le mythe, exalté, installé, puisque, d'une façon ou d'une autre, c'est bien toujours de l'érotisme et des perversions de l'Autre, le dissemblable, qu'il est question" (page 32). PICASSO, de son côté, écrivait que "Art et Erotisme sont la même chose".

(13) Si l'on essaie d'admettre que MATISSE a vu les cartes postales de LEHNERT lors de son voyage en Algérie en 1906, et que la "jeune bédouine" faisait partie de ces cartes (le cliché porte le n°85 dans le catalogue tunisien ce qui incite le docteur LAMBELET à penser qu'il a dû être réalisé au début de l'activité de LEHNERT à Tunis, donc peut-être avant 1906), que l'on ajoute que c'est lui qui a donné à PICASSO la statuette africaine qui donna naissance à la demoiselle de gauche (Gilles NERET, Henri MATISSE, Taschen, Cologne, 2001, page 46), on pourrait non seulement reconnaître que la demoiselle d'Avignon au centre du tableau est aussi bien une prostituée du Barrio Gottico de Barcelone qu'une prostituée de Tunis mais aussi attribuer plus témérairement avec Alain FLEIG une "dette" de PICASSO envers LEHNERT (Rêves de Papier, page26) peut-être via MATISSE. Mais on sait que MATISSE avait aussi peint une figure à la pose identique à la gauche de sa "Joie de vivre" (1905-1906) avec un dessin préparatoire que NERET date de 1905, soit avant son séjour en Algérie, ce qui semble renvoyer au domaine du fantasme la fameuse "dette"... Dans son catalogue d'exposition Le Miroir Noir, PICASSO, sources photographiques 1900-1928, L'humanité féminine, une source africaine des Demoiselles d'Avignon, (Paris, RMN, 1997, pages 69-117), Anna BALDASSARI démontre l'influence de cartes postales sur le procéssus créatif des Demoiselles d'Avignon mais avec les cartes d'Afrique noire de Edmond FORTIER éditées en 1906 et qu'un ami de PICASSO lui aurait rapporté de l'Exposition coloniale de Marseille, démonstration qui, cependant, n'est peut-être pas entièrement convaincante pour le personnage central qui nous intéresse, PICASSO ayant opté entre mai et juin 1907 pour la pose "à la LEHNERT" plutôt que pour la pose de la carte de FORTIER (Hélène SECKEL, Les Demoiselles d'Avignon, Paris, RMN 1987, pages 30 et 31): alors, dette ou pas dette??? La carte postale de LEHNERT témoigne en tous cas d'une recherche simultanée commune aux plus grands peintres et photographes, (voir les essais de SOLER et GUARRIGUES à la fin du XIXème siècle et encore une peinture de ROUBTZOFF en 1942, Patrick DUBREUCQ, op. cit. page 148) et elle connut un succés considérable, diffusée en Algérie en 1930 à l'occasion du centenaire de la présence française puis par les éditions JOMONE en carte photographique, à Paris-même dans les années vingt, par les frères BERGER, photograveurs, 9 rue Thénard. Elle a été aussi éditée par LEHNERT & LANDROCK avec la légende "Jeune marocaine de l'intérieur" !

(14) Les cartes postales représentant des nus intégraux ont été publiées en hélio (séries 200 et 300 parfois non légendées avec signature L&L Editeurs avec logo tunisien) et plus tard au Caire sous la signature L et L.C. dans une série numérotée 6000 légendée "Types d'Orient"(cartes photographiques). Il existe une série 100 avec la même légende et le dos non imprimé. On les retrouve à Tunis éditées par Editions Photomécaniques Ilustra (EPIT) dans une série trés rare en "real photo" avec marges blanches et en format 10 sur 15. Lehnert reprendra queques nus en cartes postlaes après 1930 (cartes dentelées signées Lehnert-Colisée).

(15) André GIDE L'immoraliste, (Mercure de France , Folio, page 170)

(16) La lecture de Fatima MERNISSI, Le Harem et l'Occident (Albin Michel, Paris, 2001) est aussi passionnante pour apprendre à différencier le fantasme du harem dans l'imaginaire et l'art de l'Occident de la réalité historique telle qu'elle a été vécue par les femmes musulmanes et représentée dans l'art arabe, (que ce soit dans la littérature ou les miniatures persannes), que pour imaginer la réaction de Madame INGRES lorsque que son mari monogame peignait ses belles odalisques, le "Bain Turc" ayant été d'ailleurs refusé du foyer conjugal par l'épouse de son premier acquéreur! Nous faisons remarquer à ce sujet que s'étant marié, LEHNERT n'a pas poursuivi au Caire son oeuvre érotique tunisienne mais peut-être aussi pour d'autres raisons que matrimoniales...

(17) On ne peut s'empêcher de citer les phrases tristement célèbres de Guy de MAUPASSANT à ce sujet: "C'était une bête admirable, une bête sensuelle, une bête à plaisir qui avait un corps de femme... Je ne l'aimais pas -non- on n'aime point les filles de ce continent primitif. Elles sont trop prés de l'animalité humaine; elles ont un coeur trop rudimentaire, une sensiblité trop peu affinée pour éveiller dans nos âmes l'exaltation sentimentale qui est la poésie de l'amour" (Chair noire, 1889, cité dans Jacques MARSEILLE, l'Age d'or de la France coloniale, Albin Michel, Paris, 1986, page104). Il est vrai que dans" l'échelle des valeurs" de l'époque, la femme noire se trouvait en dessous de la femme arabe...

(18) C'est ainsi qu'après avoir présenté dans Le Harem Colonial (voir note3) la carte postale comme le" degré zéro de la photographie" et la carte coloniale en particulier comme "l'instrument d'une opération concertée et systématique d'avilissement d'un peuple", "le photographe n'étant qu'un salarié anonyme du fantasme", Malek ALLOULA s'avoue aujourd'hui fasciné et aussi impuissant que le photographe témoin- instrument-voyeur de la colonisation devant la beauté des femmes d'Alger, prostituées immortalisées par les cartes postales de Jean GEISER ainsi "sorti" de l'anonymat colonial (Belles algériennes de GEISER voir note 3) etnos commentaires dans la bibliographie (Cartes postales coloniales).


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© Michel MEGNIN août 2002 - mai 2008

 

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