Une premoière version de ce texte a été mis en ligne en 2002 avant la parution de ma biographie sur Lehnert & Landrock (2005). Elle a été revue et augmentée en mai et décembre 2008.
Il y a un peu plus de cent ans, Rudolf Lehnert découvrait l'Orient grâce à la Tunisie : cette révélation fut à l'origine d'une œuvre photographique unique au monde, d'une amitié de 25 ans avec son associé Ernst Landrock rencontré par hasard en Suisse à son retour et d'une entreprise créée à Tunis en 1904. Cette société existe d'ailleurs toujours au Caire depuis l'installation des deux amis dans cette ville en 1924 (biographie). Depuis, de nombreuses expositions, dont celle de Tunis en 2006 ne fut pas la moindre, et quelques ouvrages (bibliographie) ont popularisé une œuvre qui n'a été vraiment redécouverte qu'à partir des années 1980. Aujourd'hui, collectionneurs de photographies et de cartes postales du monde entier savent apprécier la qualité d'images dont la poésie et la sensualité restent identifiables entre toutes. Longtemps restées enfouies dans les réserves de la librairie du Caire, les négatifs sur plaques de verre des photographies ont été en partie déposées au Musée de L'Elysée à Lausanne par la famille Lambelet, héritière de l'entreprise depuis le départ de Landrock d'Egypte en 1938. Cependant, malgré les ouvrages parus, aucune enquête historique vraiment sérieuse n'avait encore été entreprise avant la publication de mon livre en 2005. Ce site présente un aperçu de mes recherches avec un matériel documentaire souvent inédit, illustré par les magnifiques cartes postales en couleur fabriquées à Dresde par l'entreprise Nenke& Ostermaier. On rappellera que la carte postale est née en Autriche-Hongrie en 1869 et que c'est dans les pays germaniques que d'illustres illustrateurs lui ont donné ses premières lettres de noblesse. Quant à la première carte postale photographique, elle daterait des environs de 1881 (encore les pays germaniques), le procédé simplifié de la photogravure étant mis au point à Vienne vers 1879 et la photochromie en 1887. Les
premières cartes en couleur Lehnert et Landrock, de facture
très imparfaite, ont été éditées
dès 1904 (dos non divisé). Mais Landrock envoie en
décembre 1905 une carte de la série 500 avec une
légende rouge en petit caractère, série
antérieure aux séries 600 et 700 où apparaît
l'atelier de Dinet donnant sur l'oued de Bou Saada qui n'est
achevé qu'en 1907.
Des cartes postales artistiques ?
Ces cartes
peuvent être sans doute perçues comme une simple
opération commerciale, manipulation de laboratoire en quelque
sorte d'un art qui s'exprimerait essentiellement dans les variations de
gris et de bistre qui ont
rendu si fameuses les photographies de Lehnert. Elles sont aussi
les petites soeurs des héliogravures coloriées que les
deux amis signaient alors à la manière d'une
véritable peinture, héritage de la
formation artistique de Lehnert à l'Institut des Arts Graphiques
de Vienne (1898-1901) et preuve de l'intérêt que le photographe a toujours
porté à la peinture. Elles renvoient ainsi à la
vieille question de savoir si la photographie est un art ou une
technique, l'école pictorialiste revendiquant le statut artitique par l'intervention du photographe sur les
négatifs qui permettait d'égaler la peinture par des
effets tels que le flou ou le clair obscur. Pour cette raison,
l'autochrome des frères Lumière fut critiquée en 1908
parce que reproduisant automatiquement la couleur. D'un certaine façon,
les héliogravures et les cartes couleur L&L, résultat d'un
travail minutieux sur les négatifs, témoigneraient donc bien de l'ambition
réellement artistique des deux associés même si leur créativité
s'exerça sans doute davantage, en matière de couleur, sur les
types et les portraits que sur les vues et paysages. Vues de la ville (essentiellement Tunis en cartes postales mais Lehnert a aussi magnifiquement photographié Alger), petits métiers et scènes de la vie quotidienne, le désert et l'oasis, les sources et les fontaines, les femmes plus ou moins dévêtues et les adolescents à la peau dorée : à côté de certains clichés plus convenus à l'intention des touristes, voici donc les thèmes majeurs de la poésie arabe. Née dans le désert du manque et de l'absence, à l'instar de la civilisation arabe, cette poésie a produit d'innombrables poèmes qui chantent tout ce qui aiguillonne le désir de l'homme exactement comme la grande majorité des photographies de Rudolf Lehnert dont l'œuvre pourrait n'être ainsi qu'une immense oasis dont les ardentes surprises rassasient l'esprit et les sens de générations successives. De même, la qualité exceptionnelle de la coloration des images, très supérieure à ce qui se faisait majoritairement à l'époque, renvoie à une autre tradition, celle de la miniature persane pour laquelle la couleur était l'essence d'une métaphore entre le jardin et le paradis. Pardonnez-moi cette comparaison téméraire avec de simples cartes postales : elle ne fait que traduire le plaisir un peu naïf parfaitement assumé que procure la contemplation de ces images, en rappelant aussi que le monde islamique n'a pas toujours condamné l'art figuratif. Ces cartes postales s'enracinent donc dans leur siècle par la technique de coloration utilisée (et trouvent ainsi leur place dans l'histoire de la photographie en couleur), mais aussi par les correspondances artistiques que l'on pourra découvrir en amont ou en aval, avec d'autres photographes : le trop méconnu Anton Reiser en Egypte, Jean Geiser à Alger, Von Gloeden et son cousin Pluschow en Italie du sud pour l'œuvre érotique, Bougault et Emile Fréchon en Algérie pour les scènes du sud, Garrigues et Soler, les photographes de la génération précédente en Tunisie, le mystérieux Neuer et le plus fameux Flandrin au Maroc, Prouho enfin, en Algérie, le seul à vraiment essayer de poursuivre le chemin tracé par ses prestigieux prédecesseurs. En ce qui concerne la
peinture, il faudrait évidemment citer Alexandre Roubtzoff, "le peintre de la
Tunisie", mais aussi Etienne Dinet, Paul Lazerges, Maurice Bompard,
Gustave Guillaumet, peintres du sud de l'Algérie, et peut-être même
Matisse dont on a écrit qu'il aurait vu et apprécié les cartes L&L (voir Types
et Portraits, texte, note 1) ainsi que Picasso lui-même ( Types et Portraits, texte,
note 12). Il faudrait aussi prendre en compte l'influence de la peinture
italienne, celle des orientalistes du XIX ème siècle avec Ingres surtout,
Gerome ou Belly, mais aussi celle de l'école austro-germanique (Muller et ses
élèves à Vienne notamment), très prolifique mais plus orientée
vers l'Egypte que le Maghreb, au moins jusqu'au début du XXème siècle.
Orientalisme et colonialisme
Ces cartes postales,
il ne faut pas se le cacher, sont aussi le reflet de leur époque de par
certaines manipulations commerciales rendues possibles par la nature
même du marché colonial.
Il s'agit là de pratiques qui ressemblent fort à la
production des Levy et Neurdein qui diffusaient depuis Paris, souvent
sans aucun souci de la réalité locale, un ensemble de
stéréotypes n'excluant pas quelques réussites
esthétiques reprenant pour Lévy le fonds d'un photographe
ayant peut-être travaillé avec Lehnert, ce Chatelain
auquel j'ai consacré une préface dans une très
utile publication de Nicole Canet (bibliographie). Les deux
sociétés fusionnèrent d'ailleurs un peu
après 1919, signe du déclin de la carte postale
après la guerre, et non, comme on l'a écrit,
aboutissement d'une entreprise culminant avec le centenaire de 1930 dénoncée comme "l'illustration complice et pornographique
de l'avilissement du peuple algérien" (Malek Alloula, Le Harem
colonial, Séguier, rééd 2001). Comme l'écrit Alain Fleig dans Rêves de Papier (biblio) la photographie de Lehnert n'est
que coloniale, mais sans aucune connotation colonialiste. L'association entre
Rudolf Lehnert, artiste photographe né en Bohême, et Ernst Landrock,
négociant né en Allemagne et commercialisant les clichés de son partenaire
pour faire vivre l'entreprise, pourrait symboliser les ambigüités
de la notion même d'orientalisme, dont Edward Said a dénoncé
les connections idéologiques possibles avec l'impérialisme et le colonialisme. Un rêve imposible ? L'œuvre
de Lehnert & Landrock se distingue de celle de la
majorité de ses contemporains par une poésie qui se situe
bien, malgré les contraintes
et parfois même les dérives du
photographe-commerçant, au carrefour des deux imaginaires
(à supposer d'ailleurs qu'il existerait "deux" imaginaires)
: celui de l'européen à la recherche du pittoresque, de
l'exotique et de l'intemporel, et celui de l'homme du Maghreb dont la
poésie montre la prééminence
donnée à l'image sur l'idée. Tentez encore l'expérience de redécouvrir l'œuvre de Lehnert
en lisant l' Anthologie de la poésie arabe de René R. Khawam aux éditions Phébus (Paris, 1995). Pour reprendre le titre
de ce qui est toujours le meilleur livre consacré à la photographie
orientaliste, (Alain Fleig, Rêves de Papier, Ides et Calendes,
Neuchâtel, 1997), "Tunis 1900" : 4 ans après... (revu décembre 2008)
Lors
de l'exposition mémorable "L'image
révélée", à Tunis,
il a été soutenu que l'oeuvre de Rudolf Lehnert,
chantre le plus
talentueux et donc, à ce titre, le plus dangereux de la
photographie orientaliste, était inspirée par une
idéologie
raciste qui ne serait pas sans rapport avec le nazisme et dont le seul
objet est de démontrer la sous-humanité de
l'autre. Lehnert ne peut donc être artiste car son discours est le même que celui des agences d'informations contemporaines sur le monde arabe.
Cette thèse succombe aux blessures insupportables d'un
présent qui renvoie encore à celles du passé
colonial. Elle invoque évidemment les écrits d'Edward Said et le fameux Harem Colonial Voici donc quelques "autres" questions que
l'on devrait pouvoir poser quelques mois après l'exposition : Quatre ans après "Tunis 1900", ma recherche se poursuit. Pas à pas, elle essaie encore de rattraper un temps coupablement perdu, faisant émerger de nouveaux documents, rectifiant encore tel ou tel témoignage, complétant ainsi laborieusement le puzzle encore si incomplet de l'image d'un homme et d'une oeuvre au destin décidément bien singuliers et aux facettes trop complexes et multiples pour se laisser enfermer dans une seule lanterne, fût-elle magique : cette recherche et cette étude des sources restera toujours la priorité de ma démarche, laissant les jugements définitifs aux prisonniers des discours idéologiques, d'où qu'ils viennent. C'est ainsi qu'un fils de la Méditerranée entend aussi retrouver ses racines multiples.
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Mes remerciements les plus sincères
s'adressent tout particulièrement à Martine Bernet, petite fille
de Rudolf Lehnert, pour m' avoir permis, pour la première fois, de consulter les archives de sa famille,
ainsi qu'au docteur Edouard Lambelet, héritier du fonds photographique
Lehnert & Landrock pour les précieuses informations qu'il a bien
voulu me confier , sans oublier tous mes amis collectionneurs pour
m' avoir
permis de commencer l'annuaire des cartes postales et communiqué du
monde entier des documents et renseignements souvent inédits.
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