Rodolphe
NEUER,
photographe
à TANGER
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© Michel MEGNIN, août 2002 - août 2009
Etudier la vie et l'oeuvre d'un photographe
inconnu est un exercice encore possible pour les historiens
de la photographie orientaliste et de "sa petite soeur"
: la carte postale coloniale.
Enquête biographique
De
quoi disposons-nous comme documents avant une recherche plus approfondie
qui nous guideraient vers les bibliothèques et les archives ? Que
nous apprennent "nos" documents ? Le lot de cartes postales
signées
peut être classé en deux catégories : la
première commence en 1914 et se poursuit au moins jusqu'en 1920
(dates d'envoi). Les légendes sont en espagnol ou
en français, et signées en français, en espagnol
ou les deux à la fois: "Photo-Neuer, Tanger, Collections
orientales". Une série est consacrée à la
ville de Tanger (cartes non numérotées) et une autre aux
types et portraits ainsi qu'à des vues et paysages d'oasis
(cartes numérotées). D'autres cartes non
légendées présentent une signature
différente: "Edit. Photo-Neuer, Tanger., Collections orientales"
en bas de la carte et en haut "Tanger, Maroc". Contrairement aux
premières cartes où le dos est imprimé en vert,
cette série est imprimée en noir (avec une
numérotation 2000 et 3000), ce qui peut être une
indication permettant de la dater avant l'instauration du Protectorat
en 1912. Deux autres séries
non signées plus tardives, de qualité éditoriale
variable, reprennent les mêmes clichés parfois sur cartonnage
plus fin. La première, légendée, est référencée
avec un numéro vert à deux chiffres ou à un chiffre
suivi parfois d'une lettre en minuscule au dos de la carte. Les légendes
peuvent changer par rapport à la série originale : c'est
ainsi que " la soeur et le frère" deviennent
"deux amis". La seconde, non légendée, présente
une numérotation à quatre chiffres (4000). Ces séries
ont circulé au moins jusqu'en 1938, date d'envoi de la carte
la plus récente que nous avons trouvée, parfois en carnet,
et notamment lors de l'exposition coloniale de Paris en 1931. En témoignent
les inscriptions imprimées en lettres dorées en haut
de l'image de certaines cartes. Nous avons même trouvé
une des plus belles cartes de Neuer embellie par des paillettes qui
rehaussent la beauté des bijoux . Enfin nous avons trouvé des "copies" noir et blanc de très pauvre qualité, éditées après 1914, par LM Casablanca ("Femme à l'amphore") et par F Viala, Casablanca ("Retour de la fontaine"), variantes de la carte couleur numéro 75. Une carte anonyme est datée de 1920, ce qui laisse à penser que Neuer n'est plus là pour contrôler ses droits d'auteur. La jeune "danseuse" des cartes 25, 55 et A 4215 a également été photographiée sous le nom de Yasmina par Flandrin. Or la carte 681 de ce dernier reprend pose et costume de la carte 25 de Neuer quasiment à l'identique : il est donc certain qu'il s'agit ici de clichés Neuer rachetés ou piratés par Flandrin. Flandrin semble aussi avoir photographié plus tard un modèle de Neuer, Aischa, avec les légendes : "La plus belle des esclaves" et "Mlle Aicha boude". Modèle qu'il nous semble aussi reconnaître à Tunis chez Lehnert...
Une ressemblance troublante
On retiendra d'abord
de cet ensemble encore peu représentatif que l'entreprise Neuer
n'a sans doute pas survécu à la Première
Guerre Mondiale.
Les cartes n'étant plus signées, le fonds fut alors
exploité sans doute sous une autre raison sociale jusque dans
les années trente. La carte la plus tardive que nous connaissons
à ce jour fut envoyée en 1944 (colection Jean Balsan). Il
faudrait savoir alors si Neuer lui-même a survécu à
la Guerre et qui a donc repris l'édition de ses cartes
postales en supprimant le nom de leur auteur. On notera cependant qu'en
1924 dans le livre " Les villes d'art célèbres:
Tanger - Fes- Meknes
(Pierre Champion, Paris, H.Laurens ed., page 9) on trouve en
légende d'une photographie le nom : "Rodolphe Neuer", ce qui
nous permet de donner un prénom au photographe et de
considérer qu'en 1924 on mentionnait encore ses droits dans un
livre français, au moment où ses cartes postales
n'étaient plus signées. Arnaud Delas ex-galerie
Hypnos à Paris) nous a confirmé que certaines photos de
Neuer portaient au dos le cachet " Rodolphe Neuer Tanger ": Quant à la ressemblance avec l'oeuvre de Lehnert, elle est évidente tant par les thèmes traités (la ville, les petits métiers, la femme, les enfants, les nus) que par la présentation éditoriale des cartes et leur qualité exceptionnelle de reproduction avec la même technique de coloration que les cartes tunisiennes. Faut-il en conclure que les cartes de NEUER ont été éditées par le même manufacturier, soit en Allemagne, comme le suppose à partir des commandes réalisée au Caire par L&L Edouard Lambelet ? Si cela était le cas ce serait sans doute un argument intéressant en faveur de la nationalité germanique de Neuer, mais une fois encore, il ne s'agit que d'une hypothèse. Les tirages aux sels d'argent présentés par les frères Di Maria sont encore plus troublants : on y retrouve des nus dans des poses et des compositions très proches de l'oeuvre de Lehnert même si les modèles se montrent souvent moins souriants, effet de distanciation apparemment voulu par Neuer mais qui n'est pas systématique dans l'oeuvre du photographe. Le plus important se trouve dans la signature de ces photographies avec le même cartouche que Lehnert et Landrock comportant un monogramme avec des lettres entrelacées, le nom du photographe et de sa ville (Tanger en l'occurrence) et le numéro du négatif, soit la copie conforme de la signature des clichés L&L.. Mais faut-il parler de copie ? Les
frères Di Maria dataient ces tirages "circa 1900", ce qui est
approximatif et bien téméraire, car cela ouvrirait
l'hypothèse que ces photos pourraient être
antérieures à 1904 : en ce cas, c'est Lehnert et Landrock
qui seraient les "copieurs"! Sauf preuve du contraire, il nous
paraît plus juste de parler de "circa 1910" ...
Le Tanger de MATISSE
Le choix de Tanger par Neuer est intéressant car il situe l'entreprise sur le point de passage entre l'Espagne et le Maroc, lui-même en partie sous influence espagnole, un temps convoité par les Allemands (visite du Kaiser en 1905), puis placée sous contrôle franco-espagnol par le Traité d'Algésiras en 1906. Jusqu'en 1910-1912 c'est d'ailleurs la seule ville vraiment accessible aux Occidentaux, le reste du pays n'étant pas encore "sous contrôle" : encore en 1912, Matisse ne peut se rendre à Fez à cause de troubles dans cette ville et le choix après 1912 par Flandrin, de s'installer à Casablanca consacre en revanche un pari sur l'avenir du pays sous Protectorat français et sur le développement futur de cette ville. Pour cette raison, ce choix ne peut pas vraiment nous éclairer sur la date d'arrivée de Neuer. Van Hell, Cohen et Cartwright sont à Tanger bien avant 1904, Aravalo publie des cartes postales sur le voyage du Kaiser en 1905 et l'on ne peut dire avec certitude si l'arrivée de Neuer se situe ou non au moment du Traité d'Algésiras en 1906 (et donc après le début de l'activité de Lehnert et Landrock à Tunis). Ce traité apaise la situation jusqu'à la conquête du croissant chérifien par l'Espagne en 1909, campagne militaire qui permet au grand photographe espagnol Echague de commencer une carrière artistique prestigieuse. A vrai dire il faudrait avoir accés aux collections des cartophiles espagnols pour connaître par les achats de cartes par les soldats espagnols (et pas seulement par les Français à partir de 1912) les dates d'envoi des premières cartes de Neuer. Ce choix de Tanger témoigne en tous cas de la volonté de toucher le public le plus large possible, choix "marketing" indéniable malgré la concurrence locale des Cohen, Cartwright, Van Hell, Jahan, Nahon, Benzaquen et Cavilla dont la plupart tenait magasin rue Siaghine, la rue la plus commerçante de la ville qui débouche sur le petit Socco. Il faudrait ajouter Cumbo à Gibraltar, sans parler de L&L présents à Tanger à partir de 1912 avec ses fausses séries marocaines. Arevalo quant à lui tenait sa librairie rue du Palmier. Il est vrai que depuis Delacroix, Tanger est l'escale obligée dans le Grand Tour pour ceux qui abordent l'Orient par l'Espagne et l'Andalousie. En 1912, le peintre Marquet la juge "bien abimée" mais elle offre encore des attraits qui savent séduire Matisse, en particulier la lumière que le peintre découvre enfin après plus de quinze jours de pluie après son arrivée à l'hôtel Villa de France lors de son premier voyage au printemps 1912. Historiquement c'est
bien en effet la Tanger vue par Matisse que photographie Neuer. On
sait que Matisse a envoyé depuis Tanger de nombreuses cartes
postales à ses amis : D'un point de vue esthétique, le pittoresque reproduit par Neuer (et par Lehnert) est sans doute très éloigné du pictural créé par Matisse. Pourtant, le traitement passionnant de la couleur par Neuer aurait pu retenir l'attention du peintre par ses contrastes parfois très prononcés avec des jaunes et des bleus audacieux, sur certains portraits un travail remarquable sur les ombres (A4200, A4215, A4222), et même quelques effets d'abstraction picturale sur une des vues de Tanger et Au bord de la rivière. La carte 36 ("un coin de village arabe") annonce presque Majorelle avec son architecture géométrique, le jeu d'ombres créé par les palmiers et l'absence inaccoutumée de présence humaine.
Un art plus "décoratif" que narratif A vrai dire, les réussites de Neuer sont très nombreuses : la série sur la ville de Tanger avec une dominante jaune qui adoucit la lumière (Matisse écrit à ce sujet : " la lumière est tellement douce: c'est toute autre chose que la Méditerranée") est très supérieure à la concurrence locale et assez comparable aux vues du Tunis arabe de Lehnert. On y trouve les mêmes compositions jouant sur les arcatures des vieilles portes de la ville mais aussi les formes géométriques des maisons de la Médina, le tout peut-être avec moins de poésie dans la mise en scène des figurants: NEUER montre à voir mais ne raconte rien. Les plus grandes réussites de Neuer se trouvent sans doute dans sa série sur les petits métiers pittoresques qui semblent l'inspirer particulièrement : le marchand de légumes, le marché de bois et celui du sel valent bien les meilleurs clichés de Lehnert dans le genre. Les portraits sont encore plus intéressants avec, parfois, quelques maladresses (Enfant arabe et Danseuse arabe). L'art de Neuer est en fait plus réaliste et plus décoratif que vraiment poétique : on retiendra notamment les couleurs somptueuses souvent trés vives, les magnifiques tapis marocains accrochés au mur, et le portrait envoûtant d'une négresse enveloppée dans sa vêture de neige : effet un peu facile mais très efficace ! A vrai dire, il y a autant de portraits que de "types" traditionnels, et l'on ne peut qu'être admiratif devant la variété d'expressions obtenue dans les portraits des enfants noirs. Le marocain fumant le narguileh aurait pu sortir de l'atelier de Ludwig Deutsch dont certains tableaux , ouvertement inspirés de photographies d'ailleurs, utilisent les mêmes accessoires traditionnels : la composition de Neuer et l'accumulation inutile de ces accessoires ne sont cependant pas très heureuses, et l'édition trahit une nette saturation dans l'utilisation du noir caractéristique des séries (signées) 2000 et 3000. Pour mieux apprécier le travail extraordinairement minutieux sur la couleur, on comparera avec attention les deux cartes 3003 et 75 qui représentent la même "porteuse d'eau" avec des cadrages différents. La carte 3003 avec ses couleurs très riches met surtout en valeur le somptueux tapis qui sert d'écrin, pour ainsi dire, à la jeune femme. Sur la deuxième carte, le tapis privé de ses couleurs ne sert plus que d'arrière plan et c'est désormais la jeune fille au regard assez dur mais avec sa poitrine soigneusement "arrangée" qui intéresse le photographe. L'artiste s'attache aussi à rendre presque tangible la cruche en terre cuite qui sur la carte précédente, à cause de la couleur utilisée, paraissait plutôt en étain . On est bien loin ici du travail bâclé que l'on retrouvera sur la majorité des cartes postales colorisées des années 1950 ! Les quatre nus sont aussi de véritables chefs-d'oeuvre, cette fois bien peu orientalisants, avec un contraste entre trois cartes du même modèle, aux poses picturales très étudiées qui suggèrent rêverie et abandon, le nu sur le sofa étant comme la promesse des futures Odalisques de Matisse, et la quatrième, très moderne d'inspiration, comme un "instantané" à la sortie du bain : c'est sans doute le cliché le plus innovant de la collection avec la scène de maternité et son effet de contre plan qui la différencie nettement des images sur le même sujet de Lehnert. Les clichés que certains jugeront aujourd'hui "crypto pédophiles" sont en revanche assez proches. Neuer y représente les enfants totalement nus, à l'instar des images que notre télévision actuelle diffuse de notre tiers monde comtemporain et miséreux qui ne contrôle toujours pas la natalité, mais où les enfants nus continuent de sourire aux reporters photographes... La ressemblance des deux images de "bédouines" d'âge un peu différent que nous présentons côte à côte finit par résumer les correspondances indiscutables qui existent entre les deux photographes : ce n'est sans doute pas le même modèle malgré la même chevelure, la même dentition, le même sourire, les mêmes yeux, le même voile rouge et le même péplum bleu (mais sans les fibules chez Neuer : il s'agit d'une petite mendiante!). La composition de l'image est un peu différente mais quand même, cette ressemblance troublante paraît comme le symbole d'une énigme non encore résolue plus de deux siècles plus tard : Rudolf et Rodolphe !
La clé de l'énigme ? Un de mes amis collectionneurs m'a soufflé ce qui lui semblait être la clé de l'énigme... Et si, derrière le mystérieux Rodolphe Neuer, se cachait en réalité Rudolf Lehnert lui-même ? Nous avons recensé toutes les similitudes qui existaient : mêmes centres d'intérêt, même inspiration artistique, même logo sur les tirages argentiques, même qualité éditoriale et même éditeur pour les cartes couleur. Se pourrait-il ainsi que, peu avant 1914, Lehnert et Landrock aient décidé de lancer une "vraie" série sur le Maroc à partir de la ville la plus visitée de l'époque : Tanger ? Et comme les austro-germaniques, à l'approche de la guerre, y étaient très mal vus, ils auraient ainsi choisi un pseudonyme plus neutre avec surtout un prénom francisé : Rudolf devenant Rodolphe ... Reste quand même
le choix d'un seul nom pour la signature, avec le prénom Rodolphe
(pourquoi pas Ernest alors ?) qui met en avant un des deux associés,
ce qui ne correspond pas du tout à la manière de travailler
de L&L. L'hypothèse est certes sèduisante. Elle manque cependant de la moindre preuve, mais
tant que l'on ne trouvera rien sur la biographie de ce Neuer, rien
n'interdit de la soumettre à la sagacité de chacun. Même si pour
tout dire, nous n'y croyons pas vraiment ! Une découverte
récente démontre cependant qu'entre Neuer et Lehnert & Landrock, il y a bien
eu des relations commerciales. Au dos d'une héliogravure L&L,
se trouve ainsi le tampon "Photo-Hall Rodolphe Neuer", ce
qui nous donne aussi le nom du magasin de Neuer à Tanger.
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Nous
remercions infiniment notre ami Andres TROYANO pour nous avoir
prêté quelques cartes de son incomparable collection de
cartes postales sur Tanger et de nous avoir ouvert sa
bibliothèque tangérine, ce qui nous a ainsi permis de
retrouver le prénom de NEUER : un abrazo muy cordial ! Merci
aussi à Jean Balsan pour la consultation studieuse de sa
très belle collection Neuer.
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